Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

féconde : le passage par l’Égypte. On voit, dans une lettre de notre ambassadeur à Constantinople, Savary de Lancosme, adressée à Henri III, que la politique française s’intéressa vivement à un projet formé par Euldj-Ali, Beglierbeg d’Afrique, pour restaurer l’œuvre des Pharaons. Euldj-Ali voulait rendre le Nil, jusqu’au Caire, navigable pour les plus grands navires, et, du Caire, faire partir un canal aboutissant à la Mer-Rouge et permettant aux flottes ottomanes d’aller donner la chasse aux Espagnols et Portugais dans l’Océan Indien. Il estimait qu’avec 100 000 travailleurs, il viendrait à bout de l’entreprise. On remarquera que le canal d’Euldj-Ali était plutôt celui de l’empereur Trajan que celui des Pharaons. Le Beglierbeg ayant été empoisonné en 1587, les Turcs ne pensèrent plus à ce projet.

Les Français y pensèrent plus que jamais. C’est alors que l’idée vaguement entrevue par d’autres se précisa et devint, ce qu’elle resta jusqu’au bout : l’idée française. Sous chacun de nos rois, elle reparaît. Un mémoire adressé à Richelieu, et conservé à nos archives des Affaires étrangères, propose la création d’un canal allant du Caire à la Mer-Rouge. Les Turcs, maîtres de l’Égypte, se montrent de plus en plus réfractaires à tout projet de ce genre : ils craignent d’ouvrir aux infidèles une route trop directe vers les villes saintes d’Arabie. En présence de leur hostilité l’idée s’agrandit : pour creuser le canal, il faut d’abord opérer la conquête de l’Égypte. C’est l’objet du mémoire que Leibnitz adresse à Louis XIV. Sous Louis XV, d’Argenson propose de détruire l’empire ottoman par un effort combiné de toute l’Europe, par une croisade entreprise en plein XVIIIe siècle. Il ajoute : « Comptera-t-on pour rien de prodigieux avantages de commerce, par exemple de faire un beau canal de communication de la mer du Levant à la Mer-Rouge, et que ce canal appartînt en commun à tout le monde chrétien. » Voilà une idée nouvelle, féconde, pratique, qui se fait jour. Non seulement d’Argenson rêve la création d’un canal, mais il le conçoit, comme l’a conçu Lesseps, de caractère international et neutre.

Dans les dernières années de la monarchie, Montigny chargé, en 1776, d’une mission en Égypte, le baron de Tott, l’abbé Raynal, la chambre de commerce de Marseille, les hommes d’études et les hommes d’affaires ne cessent d’agiter la question de l’Égypte, de l’isthme, du canal. Vers 1784, Volney avait fait son voyage en Orient ; en 1788-1789, il le publia. Volney insistait