Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Majesté. Vos ennemis y ont fait des merveilles, vos troupes encore mieux. Les princes de votre sang s’y sont surpassés. Pour moi, Sire, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’aviez dit d’attaquer une ville et de donner une bataille. J’ai pris l’une, et j’ai gagné l’autre[1]. »

Albergotti partit quelques heures après d’Artagnan, pour compléter les détails de l’affaire, apporter l’état des trophées et le chiffre des pertes. Nous avions dans les mains environ 1 500 prisonniers, 84 pièces d’artillerie, 77 drapeaux, des chariots par milliers[2]. Mais par quels flots de sang avait-on acheté la victoire ! 10 000 de nos soldats gisaient sur le champ de bataille. La perte des Alliés se montait environ au double, 18 000 hommes selon certaines évaluations, et 22 000 selon les autres. Les vainqueurs, qui passèrent la nuit dans le camp si chèrement conquis, durent l’abandonner le lendemain, tant l’infection était intolérable. Malgré les soins qu’on prît pour enterrer tant de cadavres, durant de longues années le terrain demeura jonché de crânes, d’ossemens blanchis, de débris de toutes sortes. L’été qui suivit la bataille, un voyageur anglais, traversant ces parages, eut la curiosité de visiter le théâtre du drame. Il gravit les pentes de Nerwinde, d’où son œil embrassait l’ensemble de la plaine. Du sol, fécondé par la mort, avait germé, dit-il[3], une floraison de pavots rouges. A ses pieds s’étendait un immense tapis écarlate, qu’on eût pris pour une nappe de sang. Un frisson, à cette vue, lui parcourut les membres ; en sa mémoire de protestant, nourrie de citations bibliques, surgit ce verset d’Isaïe : « La terre épanche son sang et refuse de recouvrir les morts ! »


PIERRE DE SEGUR.

  1. Mélanges manuscrits de Guillaume de Lamoignon. (Collection de l’auteur.)
  2. Rapport officiel adressé au ministre de la Guerre. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  3. Lettre de lord Perth à sa sœur, du 17 juin 1694, citée par Macaulay, passim.