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scène était indescriptible. Hommes et chevaux s’y ruaient pêle-mêle, roulaient enchevêtrés sur les pentes boueuses et sanglantes, se débattaient au milieu du courant, avec des hurlemens affreux. En un moment, dit un témoin, le lit de la rivière fut tellement rempli de cadavres que « l’eau fut arrêtée » et déborda sur les prairies voisines. « Il y eut une si grande quantité de noyés, écrit aussi d’Harcourt[1], que le reste passa dessus comme sur un pont. » Le comte de Mérode-Westerloo, qui escortait Guillaume, confirme de son témoignage ces effroyables descriptions : « Quand nous fûmes culbutés, dit-il[2], le plus grand embarras fut aux ponts de la Geete, où, tout le monde voulant passer en foule, on se précipitait les uns sur les autres, et une infinité de monde s’écrasa et se tua. Ce fut là où nous perdîmes le plus d’hommes. » Pendant plusieurs journées, la Geete demeura teinte de sang.

A la gauche extrême des Alliés, du côté de Neerlanden, le désastre fut moindre. Le corps qui occupait ce poste mit le feu au village, et profita de la fumée pour s’évader sans être vu. Ils se dirigèrent vers Dormaël et passèrent la Geete en bon ordre. A l’exception de cette colonne, le reste de l’armée alliée s’éparpilla, se fondit en poussière ; « on eût eu peine, écrit d’Harcourt, à trouver vingt hommes assemblés. » Toute l’artillerie ennemie, les pontons, les chariots, un riche et immense bagage, furent abandonnés dans le camp et devinrent la proie des vainqueurs. Si les Français avaient passé la Geete, il est permis de supposer que l’armée de Guillaume eût été totalement détruite. Mais, sous une chaleur accablante, après quinze heures de marche, une longue nuit passée sous les armes, une journée entière de combat, nos troupes étaient rendues, harassées de fatigue ; mais les chevaux, à jeun depuis quarante-huit heures, se soutenaient à peine sur leurs jambes ; mais la poudre et les munitions étaient sur le point de manquer. Luxembourg ordonna d’arrêter la poursuite. Il manda d’Artagnan, major général de l’armée, qu’il chargea d’annoncer la victoire à Marly ; il lui remit un billet pour le Roi, daté du champ de bataille, griffonné à la hâte « sur un méchant morceau de papier. » Voici ces lignes laconiques, dont l’apparente simplicité cache mal la hauteur orgueilleuse : « Artagnan, qui a bien vu l’action, en rendra bon compte à Votre

  1. Lettre du 30 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1200.
  2. Mémoires, passim