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alerte. Les deux aînés de ses enfans étant tombés sur le champ de bataille, il menait avec soi le dernier de ses fils[1], presque encore un enfant, le chevalier de Luxembourg. Un page suivait, tenant en main des chevaux de rechange, qu’on lui présentait aussitôt que celui qu’il montait était tué ou blessé sous lui ; le fait se produisit trois fois en moins d’une heure. On le voyait dans tous les endroits à la fois, survenant au moment précis où sa présence devenait nécessaire, indiquant à chacun sa tâche en paroles brèves et nettes, relevant par son seul exemple le courage des plus las, s’occupant des plus minces détails sans cesser d’embrasser l’ensemble. « M. de Luxembourg, s’écrie Racine[2], était, dit-on, quelque chose de plus qu’humain ! » Cette exclamation du poète traduit éloquemment l’impression générale.

Au camp opposé, même spectacle. Comme son rival, Guillaume prenait part à la lutte, comme lui payait de sa personne, avec une admirable audace. Quatre fois, il chargea lui-même, en tête des escadrons. Le régiment qu’il conduisait était composé de Français, protestans réfugiés, dont Ruvigny était le colonel ; Guillaume les connaissait pour les plus braves et les plus « enragés ; » et c’est pour cette raison qu’il en avait fait choix. Ceux qui le virent à l’œuvre ne s’expliquèrent jamais qu’il eût échappé à la mort. Méprisant la coutume du temps, il ne portait pas la cuirasse, dont le poids écrasait son corps frêle, aux épaules voûtées. Le ruban bleu de l’Ordre de la Jarretière, ainsi qu’une étoile de diamans suspendue à son col, le désignaient de loin, faisaient de sa poitrine une cible pour les coups. « Une balle traversa les boucles de sa perruque, une autre son habit ; une troisième lui froissa le côté et mit en pièces son ruban bleu[3]. » Il se tira de ce péril sans une égratignure.

L’illustre historien anglais qui me fournit ces derniers traits fait remarquer ici combien, dans cette espèce de duel entre les chefs des deux partis, éclatent la différence des temps et le progrès des mœurs. Des cent trente mille combattans assemblés au pied de Nerwinde, les deux êtres les plus chétifs, les plus faibles de corps, étaient sans contredit Guillaume et Luxembourg. On

  1. « Il combattit à Nerwinde, dira plus tard le Père de La Rue dans son Oraison funèbre, à la manière des anciens héros de sa race, c’est-à-dire au milieu de ses enfans, dont le plus jeune, à seize ans, faisait sa seconde campagne. »
  2. Lettre du 6 août 1693. Passim.
  3. Macaulay, Histoire de Guillaume III, t. II .