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pour s’assurer un espace libre, où il pût déployer ses troupes. Ces dispositions prises, il attendit son infanterie, qu’on espérait d’une heure à l’autre. Cette attente fut déçue : le sol détrempé par la pluie avait rendu la marche difficile, et les divisions n’arrivaient que lentement, à de longs intervalles. Une étrange circonstance avait encore augmenté le retard. La droite, par tradition, était le poste des « vieux corps » et leur donnait, dans les jours de bataille, le privilège d’être les premiers engagés. Comme on marchait par le flanc gauche, ils se trouvèrent à l’arrière-garde et, dès qu’ils s’aperçurent qu’on allait à l’ennemi, ils réclamèrent « le droit d’être en tête des colonnes, au lieu qu’ils étaient à la queue[1]. » Le maréchal de Villeroy, qui commandait cette droite, n’osa pas résister à ces protestations. « Ainsi, rapporte Puységur, témoin oculaire de la scène, il fallut faire faire une contremarche aux deux lignes d’infanterie, pour donner la tête aux régimens qui avaient la queue, de manière qu’au lieu d’arriver trois heures avant la nuit sur le camp des ennemis, qu’on aurait attaqués d’abord, le soleil était couché quand les têtes des colonnes parurent. On dut remettre l’attaque au lendemain. »

Ce déplorable contretemps fit, comme le dit justement Puységur, échouer, sur un point capital, le premier plan de Luxembourg. S’il avait pu, ainsi qu’il y comptait, engager l’affaire le jour même, le désarroi issu de la surprise eût sans doute empêché toute résistance sérieuse, et la bataille était gagnée d’avance. Les Alliés eux-mêmes en convinrent. Ce ne fut, par malheur, que vers dix heures du soir qu’il eut ses forces sous la nain. Il fallut se soumettre à la nécessité. Les corps, à mesure qu’ils se présentèrent, furent rangés en bataille, « à demi-portée de canon » des lignes des Alliés, et passèrent la nuit sous les armes. « C’était une chose charmante, rapporte Saint-Simon, que la joie des troupes, après huit lieues de marche, et leur ardeur d’aller aux ennemis, dans le camp desquels on entendit beaucoup de bruit et de mouvement toute la nuit, ce qui fit craindre qu’ils se retiraient[2]. »

La sécurité de Guillaume avait été complète toute la matinée de ce jour. Il savait Luxembourg à distance respectable ; il était persuadé qu’il en voulait à Liège ; et la mission confiée à M. de Joyeuse avait achevé d’éloigner tout soupçon d’une agression

  1. L’Art de la guerre, par le maréchal de Puységur.
  2. Mémoires, passim.