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des temps. Joyeuse et Villeroy acceptèrent sans murmure l’autorité de leur collègue, « ne se mêlant de rien que sous ses ordres et par ses ordres, et duquel ils étaient même fort rarement consultés, et point du tout du secret de la campagne[1]. » Tant avaient assoupli les âmes vingt ans de pouvoir absolu !

Les nouvelles que l’on eut d’Allemagne peu après le retour du Roi, et l’évident échec de la stratégie de Chamlay, eurent un contre-coup immédiat sur la situation en Flandre. D’une part, ces événemens relevèrent le courage et l’espoir des Alliés, leur donnèrent des facilités pour augmenter leurs forces. « L’armée du prince d’Orange, écrit M. de Clairan à Barbesieux[2], va se trouver portée jusqu’au nombre de 90 000 hommes ; il y a de tous côtés des troupes en marche pour le joindre. » D’autre part, Louis XIV, piqué du tolle général et des sarcasmes des gazettes, fut pris d’une hâte fiévreuse de voir son général accomplir quelque exploit qui relevât le prestige de nos armes et coupât court aux risées de l’Europe. Ce désir est si vif qu’il en oublie sa prudence ordinaire. Tout, depuis qu’il est à Versailles, lui semble, — aussi bien qu’à Chamlay, — sinon aisé, du moins faisable : forcer Guillaume dans son camp retranché, ou bien prendre Liège « à sa barbe. » Par un curieux renversement des rôles, c’est Luxembourg maintenant qui lui prêche la sagesse et fait appel à sa patience : « Je n’ai pas moins de désir que Votre Majesté de m’avancer sur les ennemis, mais c’est une chose qu’on ne doit faire, à mon sens, qu’après avoir bien établi ses mesures. » Aussi veut-il prendre son temps et choisir l’occasion. « Votre Majesté peut se souvenir, ajoute-t-il non sans ironie, que lorsqu’Elle était à Gembloux, on trouvait le passage de la rivière de Trevüres difficile, et on me le donne à cette heure pour une chose aisée. C’est le malheur des pauvres gens éloignés des lieux d’où viennent les ordres[3]. »

A dire le vrai, dans cette première période, la déception subie par Luxembourg semble avoir aigri son humeur. Mais sa bouderie ne nuit en rien à son activité. Quatre jours après le départ du Roi, il avait levé ses quartiers, pour observer Guillaume et le serrer de près avec une constante vigilance. Il s’établit d’abord au village de Meldert, à courte distance de l’abbaye de

  1. Saint-Simon, Mémoires, éd. Boislisle, t. I.
  2. 8 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  3. 22 juin. — Archives de la Guerre, t. 1205.