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Roi, poursuit le récit des Mémoires, nous trouvâmes la surprise peinte sur tous les visages et l’indignation sur plusieurs... L’effet de cette retraite fut incroyable, jusque parmi les soldats et même parmi les peuples. Les officiers généraux ne s’en pouvaient taire entre eux, et les officiers particuliers en parlaient tout haut avec une licence qui ne put être contenue... Tout ce qui venait des ennemis n’était guère plus scandaleux que ce qui se disait dans les armées, dans les villes, à la Cour même, par des courtisans ordinairement si aises de se retrouver à Versailles, mais qui se faisaient honneur d’en être honteux. »

Sans parler même de la blessure infligée par cette reculade à la fierté française, les conséquences de l’acte ne devaient pas tarder à justifier l’irritation publique. Les 30 000 hommes envoyés en Allemagne, la présence du Dauphin et les exhortations royales, ne suffirent point pour arracher le maréchal de Lorge à sa morne inertie. « Approchez-vous des ennemis, lui écrivait le Roi en lui annonçant ce renfort[1], et vous verrez qu’ils ne tiendront pas devant vous. La gloire de mon fils, la réputation de mes armes, le succès de la campagne, et peut-être même la paix, dépendent de cet heureux et premier événement qui est dans vos mains... Il serait, je vous assure, dommage de ne pas faire usage d’une armée aussi leste, et dont je ne doute pas que la bonté n’égale la beauté. » Vaine éloquence, encouragemens perdus. Lorge ne bougea pas ; sa magnifique armée[2], impatiente et rongeant son frein, ne fit que piétiner sur place. Le prince de Bade profita de cette inaction pour fortifier son camp d’Heilbronn, le rendre inattaquable ; et le Dauphin, après quelques vaines tentatives, dut repasser le Rhin avec le triste maréchal, sans autre exploit que de misérables pillages. Ce fut pour ce beau résultat qu’on sacrifia « l’affaire de Flandre[3]. »

Deux jours après les scènes que l’on a lues plus haut, tandis que le Dauphin et M. de Boufflers se rendaient sur le Rhin avec

  1. Lettres des 10 et 11 juin 1693. — Archives de la Guerre, t. 1201.
  2. L’armée d’Allemagne comptait alors soixante-dix-neuf bataillons et deux cent vingt-cinq escadrons des meilleures troupes de France.
  3. Si l’on objectait, comme l’ont fait quelques historiens modernes, que, grâce au temps perdu et aux habiles dispositions de Guillaume, la réussite du plan d’offensive n’était pas aussi assurée que l’affirment tous les contemporains, il suffirait d’alléguer pour réponse ce qui se passa quelques semaines plus tard, quand Luxembourg, avec une armée réduite d’un tiers, infligea aux Alliés une sanglante défaite, que l’adjonction de l’armée du Roi eût transformée pour eux en catastrophe.