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canons en nombre inusité ; 110 000 hommes durent, selon l’ordre royal, être réunis en avril sous les murs de Tournay, et divisés en deux armées, dont l’une serait commandée par le Roi, l’autre par Luxembourg-. On fit une promotion de sept maréchaux de France, parmi lesquels Boufflers, Catinat, Noailles, Villeroy. Un ordre spécial et nouveau, l’ordre de Saint-Lazare, fut institué pour récompenser les hauts faits, les vertus guerrières. Les matériaux ainsi créés, il restait à les mettre en œuvre et c’est là qu’éclatèrent l’infériorité du ministre et les faiblesses de l’administration. Rien ne fut prêt à temps, ni les équipemens ni les hommes, et moins encore les approvisionnemens. Avril était passé, mai s’avançait déjà, que la plupart des corps n’avaient pas joint leurs postes et que les magasins n’étaient pas terminés.

De ce retard funeste, il faut sans doute accuser avant tout l’insouciante légèreté du marquis de Barbesieux. La justice exige néanmoins que l’on tienne aussi quelque compte d’une cause dont il n’était pas responsable, la pénurie d’argent, faute duquel, comme on sait, les plus sages ordonnances ne sont que papier inutile. De plus en plus, cette longue guerre absorbait les réserves de la nation. Les subsistances faisaient défaut aussi bien que le numéraire ; depuis deux ans, la farine et le vin avaient plus que doublé de prix. Dans la capitale, il est vrai, pour éviter les séditions, on distribuait encore, au prix des plus onéreux sacrifices, du pain à bon marché ; mais, dans la plupart des provinces, on le payait « sept sols la livre[1] ; » en Normandie et dans l’Anjou, on avait vu les paysans se nourrir de « soupe aux orties. » Le Roi, touché de cette détresse, donnait l’exemple de l’économie, diminuait graduellement les dépenses de sa table et les charges de sa vénerie, réduisait les traitemens des officiers de sa maison[2]. Mais ces miettes pouvaient-elles combler le gouffre que creusaient les dépenses militaires ? « La victoire définitive, avait dit jadis Louis XIV, sera pour la dernière pièce d’or. » Il commençait à éprouver durement la vérité de cette parole ; et le problème des approvisionnemens, pour des armées de 100 000 hommes, s’affirmait chaque année plus complexe et plus difficile.

  1. Mémoires du marquis de La Fare.
  2. Lettre de Geheim, agent hollandais à Paris, à Heinsius, 27 novembre 1693. — Archives du Grand Pensionnaire, publiées à La Haye en 1880.