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milieu de ce recueillement et de ce silence infinis. Les étoiles, les petits diamans colorés qui laissent tomber sur elle, du haut de l’incommensurable vide, leurs clartés de lucioles, font luire discrètement ses faïences, ses surfaces polies, les courbures de ses coupoles et de ses tours fuselées. Et elle trouve le moyen d’être encore bleue, alors qu’il ne reste plus de couleurs autre part sur la terre ; elle s’enlève en bleu sur les profondeurs du ciel nocturne qui donnent presque du noir à côté de son émail, du noir saupoudré d’étincelles. De plus, on la dirait glacée ; non seulement une paix, comme toujours, émane de ses abords, mais on a aussi l’illusion qu’elle dégage du froid.


Samedi 19 mai. — Ce matin, au soleil de sept heures, je traverse pour la dernière fois ce jardin, rempli de roses d’Ispahan, où je me suis reposé une semaine. Je pars, je continue ma route vers le Nord. Et je ne reverrai sans doute jamais les hôtes aimables avec lesquels je viens de vivre dans une presque-intimité de quelques soirs.

Bien qu’il n’y ait guère de route, c’est en voiture que je voyagerai d’ici Téhéran ; du reste, mon pauvre serviteur français, très endommagé par les fatigues précédentes, ne supporterait plus une chevauchée. Devant la porte, mon singulier équipage est déjà attelé : une sorte de victoria solide, dont tous les ressorts ont été renforcés et garnis avec des cordes ; en France, on y mettrait un cheval, ou au plus deux ; ici, j’en ai quatre, quatre vigoureuses bêtes rangées de front, aux harnais compliqués et pailletés de cuivre à la mode persane. Sur le siège, deux hommes, le revolver à la ceinture, le cocher, et son coadjuteur, qui se tiendra toujours prêt à sauter à la tête de l’attelage dans les momens critiques. Huit chevaux suivront, pour porter mes colis et mes Persans. Pour ce qui est des menus bagages, que j’avais fait attacher derrière la voiture, le conducteur exige que j’en retire la moitié, parce que, dit-il, « quand nous verserons... »

Il faut presque une heure pour sortir du dédale d’Ispahan, où nos chevaux, trop vifs au départ, font pas mal de sottises le long des ruelles étroites, accrochant des devantures, ou renversant des mules chargées. Tantôt dans l’obscurité des bazars, tantôt sous le beau soleil parmi les ruines, nous allons grand train, bondissant sur les dalles, cahotés à tout rompre. Et des