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répond, une voix traînante et sinistre, répétée par un écho sans fin, comme si on jetait un appel d’alarme la nuit dans une église. Celui qui est derrière ces battans de cèdre dit qu’il veut bien ouvrir, mais qu’il cherche la clef sans la trouver, qu’un autre l’a gardée, etc. Et les chiens des rues, que cela inquiète, s’éveillent partout, entonnent un concert d’aboiemens qui se propage au loin dans les sonorités du dédale couvert. Cependant la voix de l’homme, qui prétend chercher sa clef, va s’éloignant toujours ; soit mauvaise volonté, soit frayeur, il est certain que celui-là ne nous ouvrira pas. Alors, essayons d’un grand détour, par d’autres rues, pour arriver quand même au but de notre course.

Le but, c’est la place Impériale, que je veux voir une dernière fois avant de partir, et voir en pleine nuit.

Elle nous apparaît enfin, cette place, par la haute porte du bazar des teinturiers, que l’on consent à nous ouvrir, et, sous l’éclairage discret de tous les petits diamans qui scintillent là-haut, elle paraît trois fois plus grande encore qu’à la lumière du jour. Toute une caravane de chameaux accroupis y sommeille à l’un des angles, exhalant une buée qui trouble dans ce coin la pureté de l’air, et des veilleurs armés se tiennent alentour, comme si l’on était en rase campagne. Ailleurs, deux petits cortèges de dames-fantômes traversent cette solitude, chacun précédé d’un fanal et escorté de gardes : retours de quelque fête sans doute, de quelque fête de harem, interdite aux maris et cachée au fond d’une demeure farouchement close. L’une des deux mystérieuses compagnies passe si loin, si loin, à l’autre bout de la place, que l’on dirait une promenade de pygmées. On entend des heurts et des appels, aux portes des quartiers qu’il s’agit de faire ouvrir, et puis des grincemens de verrous, et les deux groupes, l’un après l’autre, se plongent dans les couloirs voûtés ; nous restons seuls avec la caravane endormie, dans ce lieu vaste, et très solennel à cette heure, entre ses alignemens symétriques d’arcades murées.

Tandis que la place semble avoir grandi, la mosquée Impériale, là-bas, en silhouette très précise sur le ciel, s’est rapetissée et abaissée, — comme il arrive toujours aux montagnes ou aux monumens lorsqu’on les regarde la nuit et dans le lointain. Mais, dès qu’on s’en rapproche, dès qu’elle reprend son importance en l’air, elle redevient une merveille plus étonnante que pendant le jour, vue à travers cette limpidité presque anormale, au