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pour moi, car je ne sais rien de lugubre comme ces trop longues nefs sombres, les jours de fête, quand elles sont désertes d’un bout à l’autre, sans l’éclat des étoffes, des harnais, des armes, toutes les échoppes fermées.

J’ai pris par les nefs les plus imposantes, celles du grand empereur ; en haut de leurs voûtes, des fresques le représentent lui-même, en couleurs restées vives ; aux coupoles surtout, aux larges coupoles abritant les carrefours, on voit son image multipliée : le Chah Abbas, avec sa longue barbe qui pend jusqu’à la ceinture, rendant la justice, le Chah Abbas à la chasse, le Chah Abbas à la guerre, partout le Chah Abbas. Je chemine en la mystérieuse et muette compagnie des dames voilées, qui rapportent au logis des églantines et des roses. De temps à autre, l’ogive d’une cour de caravansérail, ou l’ogive bleue d’une cour de mosquée, jette une traînée de jour, qui rend l’ombre ensuite plus crépusculaire. Voici, dans une niche, à moitié caché par une grille toute dorée, un personnage à barbe blanche et à figure de cent ans, devant lequel font cercle une douzaine de dames-fantômes ; c’est un vieux saint homme de derviche ; il est gardien d’une petite source miraculeuse, qui suinte là d’une roche, derrière cette grille si belle ; il remplit d’eau des bols de bronze et, de sa main desséchée, à travers les barreaux, il les offre à tour de rôle aux dames, qui relèvent un peu leur voile et boivent par-dessous, en prenant les précautions qu’il faut pour ne point montrer leur bouche.

Tout cela se passait dans une demi-obscurité, et maintenant, au sortir des bazars, la grande place Impériale fait l’effet d’être éclairée par quelque feu de Bengale rose. Le soleil va se coucher, car les musiciens sont là, avec les longues trompes et les énormes tambours, postés à leur balcon habituel, guettant l’heure imminente, tout prêts pour le salut terrible. Mais où donc sont passés les nuages ? Sans doute les temps couverts, en ce pays, ne tiennent pas ; dans cette atmosphère sèche et pure les vapeurs s’absorbent. Le ciel jaune pâle est net et limpide comme une immense topaze, et toute cette débauche d’émail, de différens côtés de la place, change de couleur, rougit et se dore autant qu’aux plus magiques soirs.

Mon Dieu ! je suis en retard, car voici le grand embrasement final des minarets et des dômes, le dernier tableau de la fantasmagorie ; tout est splendidement rouge, le soleil va s’éteindre...