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derniers rayons du couchant, un orchestre apparaît, à l’autre bout de la place, dans une loggia au-dessus de la grande porte qui est voisine de la mosquée d’émail jaune : de monstrueux tambours, et de longues trompes comme celles des temples de l’Inde. C’est pour un salut, de tradition plusieurs fois millénaire, que l’on offre ici au soleil de Perse, à l’instant précis où il meurt. Quand les rayons s’éteignent, la musique éclate, soudaine et sauvage ; grands coups caverneux, qui se précipitent, bruit d’orage prochain qui se répand sur tout ce lieu bientôt déserté où reste seulement quelque caravane accroupie, et sons de trompe qui semblent les beuglemens d’une bête primitive aux abois devant la déroute de la lumière...

Demain matin les musiciens remonteront à la même place, pour sonner une terrible aubade au soleil levant. — Et on fait ainsi au bord du Gange ; le pareil salut à la naissance et à la mort de l’astre souverain retentit deux fois chaque jour au-dessus de Bénarès...


Au crépuscule, lorsqu’on est rentré dans la maison de Russie, la porte refermée, plus rien ne rappelle Ispahan, c’est fini de la Perse jusqu’au lendemain. Et l’impression est singulière, de retrouver là tout à coup un coin d’Europe, aimable et raffiné ; le prince et la princesse parlent notre langue comme la leur ; le soir, autour du piano, vraiment on ne sait plus qu’il y a tout près, nous séparant du monde contemporain, une ville étrange et des déserts.

Je ne reproche à cette maison, d’hospitalité si franche et gracieuse, que ses chiens de garde, une demi-douzaine de vilaines bêtes qui persistent à me traiter en chemineau, tellement qu’une fois la nuit tombée, franchir, avec cette meute à ses trousses, l’allée de jardin, les cent mètres de roses qui séparent mon logis de celui de mes hôtes, est une aventure plus périlleuse que de traverser tous les déserts du Sud par où je suis venu.


Mardi 15 mai. — C’est ce matin que le prince D... me présente à Son Altesse Zelleh-Sultan, frère de Sa Majesté le Chah, vizir d’Ispahan et de l’Irak. Des jardins en séries mènent à sa résidence, et sont naturellement remplis d’églantines blanches et de roses roses ; ils communiquent ensemble par des portiques où stationnent des gardes et qui tous sont marqués aux armes