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depuis l’invasion afghane, depuis les horreurs de ce grand siège, mis sous ses murs par le sultan Mahmoud il y aura deux cents ans bientôt. Ispahan ne s’est plus relevée après cette seconde terrible tourmente, qui réduisit ses habitans, de sept cent mille qu’ils étaient, à soixante milliers à peine ; et d’ailleurs Kerim-Khan, presque aussitôt, consacra sa déchéance en transportant à Chiraz la capitale de l’Empire. Sur un parcours de plus d’une lieue, maisons, palais, bazars, tout est désert et tout s’écroule ; le long des rues ou dans les mosquées, les renards et les chacals sont venus creuser leurs trous et fixer leurs demeures ; et çà et là l’émiettement des belles mosaïques, des belles faïences, a saupoudré comme d’une cendre bleu céleste les éboulis de briques et de terre grise. A part un chacal, qui nous montre à la porte d’un terrier son museau pointu, nous ne rencontrons rien de vivant nulle part ; nous marchons à travers le froid silence, n’entendant que nos pas et le heurt des bâtons de mes deux gardes contre les pierres. Cependant des fleurs de mai, des marguerites, des pieds-d’alouette, des coquelicots, des églantines blanches forment des petits jardins partout, sur le faîte des murs ; le déclin du jour est limpide et doré ; les neiges lointaines, là-bas sur les cimes, deviennent délicieusement roses ; au-dessus de cette désolation, la fête de lumière bat son plein à l’approche du soir.

Il faut être rentré au plus tard pour le crépuscule, car la vieille capitale de Chah-Abbas n’a point de vie nocturne. Le portail de la maison du prince se ferme hermétiquement dès qu’il commence à faire noir. Les vieilles portes bardées de fer, qui séparent les uns des autres les différens quartiers, se ferment aussi partout ; l’inextricable labyrinthe de la ville, où l’obscurité sera bientôt souveraine, se divise en une infinité de parties closes qui, jusqu’au retour du soleil, ne communiqueront plus ensemble : le suaire de plomb de l’Islam retombe sur Ispahan.

Les roses embaument dans la nuit, les roses du jardin très muré et défendu sur lequel mon logis s’ouvre. On n’entend venir aucun bruit du dehors, puisque personne ne circule plus ; aucun roulement, puisqu’il n’existe point de voitures : l’air limpide et sonore ne vous apporte de temps à autre que des bruits de voix, tous glapissans, tous tristes : appels chantés des muezzins, longs cris des veilleurs de nuit qui se répondent d’un quartier fermé à