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recueilli par aventure, mais un ami attendu et ne gênant pas.


Dimanche 13 mai. — Je m’éveille tard, au chant des oiseaux, avec, tout de suite, avant le retour complet de la pensée, une impression de sécurité et de loisir : le tcharvadar ne viendra pas ce matin me tourmenter pour le départ ; il n’y aura pas à se remettre en route, par les sentiers mauvais et les fondrières. Autour de moi, ce ne sont plus les murs troués et noirâtres, la terre et les immondices ; la chambre est spacieuse et blanche, avec les divans larges et les gais tapis de l’Orient. Le jardin devant ma porte est une véritable nappe de roses, éclaircie par quelques genêts jaunes, qui jaillissent çà et là en gerbes d’or, sous un ciel de mai d’une pureté et d’une profondeur à peu près inconnues à d’autres climats. Les oiseaux, qui viennent jusqu’au seuil de ma porte faire leur tapage de fête, sont des mésanges, des bergeronnettes, des rossignols. Il y a comme un délire de renouveau dans l’air ; c’est la pleine magnificence de ce printemps de la Perse, qui est si éphémère avant l’été torride ; c’est la folle exaltation de cette saison des roses à Ispahan, qui se hâte d’épuiser toutes les sèves, de donner en quelques jours toutes les fleurs et tout le parfum.

Par ailleurs, j’ai le sentiment, au réveil, que la partie difficile du voyage est accomplie, que c’est presque fini pour moi, — heureusement et hélas ! — de la Perse des déserts. Ispahan est l’étape à peu près dernière de la route dangereuse, car elle a des communications établies avec le Nord, avec Téhéran et la mer Caspienne par où je m’en irai ; plus de brigands sur le parcours, et les sentiers de caravane ne seront même plus tout à fait impossibles, car on cite des voyageurs ayant réussi à faire le trajet en voiture.

Quant à mon séjour ici, maintenant que je suis sous la protection du drapeau russe, il sera exempt de toute préoccupation. Mais les gens d’Ispahan, paraît-il, étant moins favorables aux étrangers que ceux de Chiraz ou de Koumichah, une garde me sera donnée chaque fois que je me promènerai, autant pour la sécurité que pour le décorum : deux soldats armés de bâtons ouvrant la marche ; derrière eux, un cosaque galonné portant la livrée du prince. Et c’est dans cet équipage que je fais aujourd’hui ma première sortie, par la belle matinée de mai, pour