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prolongeait, pourrait nous mettre dans une situation fausse, où nous aurions à choisir entre des intérêts et des devoirs différens. Aussi faisons-nous les vœux les plus ardens pour la paix, et nous aimons à croire que notre gouvernement ne se borne pas à faire des vœux. Le danger immédiat, si inquiétant il y a peu de jours encore, s’est éloigné, nous ne disons pas dissipé : ce serait beaucoup trop dire. La dernière note russe a fait naître une accalmie qui permettra à la fièvre de tomber là où elle a le plus dangereusement sévi en Europe : et, certes, ce n’est pas en France. Le ton de la presse chez nous a été constamment pacifique. Nous n’avons rien fait, ni rien dit, qui pût encourager la Russie, pas plus que le Japon, à l’intransigeance dans leurs prétentions. Si la guerre avait éclaté, l’opinion française n’y aurait eu aucune responsabilité : tout le monde, peut-être, n’aurait pas pu en dire autant.


Notre gouvernement vient de commettre plus qu’une faute en expulsant de France M. l’abbé Delsor, député d’Alsace au Reichstag allemand, où il représente avec beaucoup de dignité les sentimens de ses compatriotes, qui ont été les nôtres et ne l’ont pas oublié. Nous ne l’avons pas oublié non plus ; mais le gouvernement, lui, ou ne s’en est plus souvenu, ou n’en a tenu aucun compte. M. l’abbé Delsor était venu à Lunéville chez des amis, et, sur l’invitation qui lui en avait été faite, il avait accepté de prendre la parole dans une réunion. Qu’aurait-il dit ? Nous n’en savons rien, et peu nous importe. Le gouvernement ne l’a peut-être pas très bien su lui-même ; mais quoi ! M. Delsor est un ecclésiastique ; on l’a soupçonné d’avoir une médiocre sympathie pour une politique dont la persécution religieuse est le pivot ; on a craint qu’il ne le dit, et on l’a chassé. Quand bien même il l’aurait dit, quel mal cela aurait-il fait ? Le gouvernement s’en serait-il porté plus mal ? Si on le croyait, rien n’était plus simple : il fallait interdire la réunion. Mais ce n’est pas à cela que s’est borné M. le préfet de Meurthe-et-Moselle. Ce fonctionnaire a fait du zèle ministériel aux dépens du patriotisme, et il a pris contre M. Delsor un arrêté d’expulsion dans lequel il l’a expressément et lourdement qualifié de « sujet allemand » et d’« étranger. »

Hélas ! M. l’abbé Delsor est tout cela, et ce n’est pas sa faute ; mais il est aussi Alsacien, et les Alsaciens restent à nos yeux des « étrangers » d’une espèce particulière. Nous leur reconnaissons volontiers droit de cité chez nous, quand il leur plaît d’y venir ; nous les regardons comme des membres séparés de notre famille, et, s’ils s’intéressent