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le goût et le génie de la conversation. Arrivé à Londres en 1760, il n’avait point tardé à s’y lier avec un groupe nombreux d’écrivains, d’artistes, et de beaux esprits ; et lorsque, en 1774, il s’était installé dans une maison de Leicester Square où avait autrefois vécu sir Isaac Newton, son salon était devenu une des curiosités de la ville, comme aussi le lieu de rencontre habituel de tous les personnages notables qui visitaient Londres. Ainsi la petite Fanny, cachée dans un coin du salon des Burney, voyait tour à tour défiler devant elle une variété merveilleuse de figures, anglaises et étrangères, l’acteur Garrick et le peintre Reynolds, le docteur Johnson accompagné de sa fidèle élève et protectrice Mme Thrale, le prince Orloff, qui avait eu la gloire de collaborer à l’assassinat d’un tsar, et l’élégant Omiah, indigène tahitien, qui se flattait à juste titre d’être plus correctement vêtu, de saluer avec plus de grâce, et de mieux danser, que s’il avait été le fils et le disciple de lord Chesterfield. Personne, en vérité, ne la connaissait, la frêle et craintive enfant qui n’avait pas même, comme ses deux sœurs, l’avantage de savoir jouer à quatre mains un duo de Müthel : mais elle, de son coin, elle voyait, elle entendait, elle observait et elle notait tout.

Car dès l’enfance elle avait éprouvé un irrésistible besoin de racheter sa timidité naturelle, — qui peut-être était due en partie à la petitesse de sa taille, ou à sa myopie, — en confiant, tous les soirs, au papier le détail de ses impressions et de ses pensées. Les premières lignes de son Journal qui nous sont parvenues datent de sa seizième année : mais, on suppose que bien avant, déjà, elle avait commencé à tenir un journal, ou du moins à écrire une relation des principaux faits de sa vie. Et ce n’est pas tout. Elle s’était liée encore, de très bonne heure, avec un excellent vieillard ami de ses parens, un certain Samuel Crisp, dramaturge manqué, mais homme d’infiniment de goût et de savoir. Ce brave homme, dépité de l’échec misérable d’une Virginie de sa composition, avait quitté Londres, et s’était retiré dans une belle vieille maison de campagne aux environs de Kingston : là, il n’avait point de plus chère distraction que de recevoir de longues lettres de sa petite Fanny. C’est lui qui, de tout temps, avait engagé l’enfant à cultiver ses dons d’observation et de style : infatigable à lui vanter, et en même temps à lui expliquer, l’art avec lequel les grands écrivains classiques parvenaient à résumer en quelques traits l’ensemble d’une figure ou d’un caractère. Chaque semaine, Fanny envoyait de Londres à « l’oncle Crisp « une véritable chronique, où elle s’efforçait de mettre le plus possible de grâce et