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Une « petite fille » qui, en 1788, avait ses vingt-six ans bien comptés ; mais vraiment si petite, si mince, si légère, et en même temps si timide et si douce, avec une telle apparence d’ingénuité enfantine dans le sourire limpide de ses grands yeux gris, que nous comprenons sans peine l’étonnement unanime de ceux qui avaient à reconnaître en elle le créateur du capitaine Mirvan et de Mme Duval. On s’émerveillait qu’une jeune fille aussi modeste, et que l’on voyait rougir et trembler d’émotion au moindre compliment, une jeune fille qui n’était pour ainsi dire jamais sortie de la maison paternelle, pût avoir observé les figures de toute espèce dont le livre était plein ; et davantage encore que, n’ayant guère eu l’occasion de recevoir une éducation littéraire, elle fût cependant parvenue à produire une œuvre dont les critiques les plus sévères s’accordaient à louer les qualités de style. La chose avait beau être vraie : on refusait d’y croire. Et comme l’auteur d’Evelina, dans sa préface, célébrait à deux reprises le talent de Johnson, et que celui-ci, de son côté, allait répétant partout les louanges du livre, le bruit ne tarda pas à se répandre que le fameux docteur avait, tout au moins, aidé de ses conseils l’auteur d’Evelina.

Nous savons cependant aujourd’hui, de façon certaine, que le docteur Johnson n’a pas pris la plus petite part à la rédaction du roman, et n’en a connu l’auteur qu’avec tout le monde. Mais ce qui étonnait les contemporains d’Evelina nous est désormais devenu explicable. Deux fois au cours du XIXe siècle, en 1842 et 1889, des documens ont été publiés qui nous ont introduits dans l’intimité la plus familière de la jeune « fabricante de caractères » de 1778 ; nous apprenant, du même coup, et comment elle a eu l’occasion d’observer tous les types qu’elle nous a décrits, et pourquoi elle s’est tout de suite trouvée si adroite à nous les décrire :


Elle s’appelait Françoise (ou Fanny) Burney. Ellie était la fille de l’un des hommes les plus remarquables de l’Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et qui lui-même mériterait d’être tiré de l’oubli où il est tombé : le compositeur, professeur de musique, et musicographe Charles Burney, auteur de la pantomime la Reine Mab, de nombre de sonates pour le clavecin à deux et à quatre mains, d’une grande Histoire de la Musique, qui compte parmi les meilleures qu’on ait écrites, mais surtout de deux récits de voyages en France, en Italie, en Allemagne, et dans les Pays-Bas, trésor incomparable de renseignemens à la fois sur les mœurs et sur la musique du temps. Musicien de profession, Burney était en outre un lettré, avec