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et, si l’affabulation du sujet relève directement de l’auteur de Clarisse Harlowe, c’est au contraire l’influence de Fielding, de Smollett, et de Goldsmith, qui se retrouve dans la mise en œuvre des innombrables épisodes de la lutte entre le parti de Mme Duval et celui du capitaine Mirvan. Cette lutte tragi-comique fournit à l’auteur l’occasion de nous promener tour à tour dans les milieux les plus différens, à tous les degrés de la bourgeoisie anglaise ; et sans cesse Evelina rencontre sur sa route des figures nouvelles, qui paraissent l’intéresser davantage que la sienne propre, à en juger par le soin et le talent qu’elle met à nous les décrire. Bals publics et particuliers, soirées à l’Opéra et au fameux Vauxhall, promenades dans les jardins élégans de Marylebone et de Kensington, conversations familières dans l’arrière-boutique des Branghton et dans les salons de la ville d’eaux à la mode : c’est un tableau complet de la vie anglaise de 1778 qui se déroule devant le lecteur des trois volumes d’Evelina ; et plus vivans et plus pittoresques encore sont les types divers qui s’y montrent sans arrêt, depuis le capitaine Mirvan, avec ses jurons, ses farces de mauvais goût, sa haine bruyante des « petits-maîtres » et des Français, jusqu’à un extraordinaire gandin pour loge de concierge, M. Smith, « le beau de Holborn, » qui s’habille à la dernière mode, ne se montre jamais que suivi d’un groom, et, avec son mélange d’ignorance et de présomption, s’attire à tout instant les mésaventures les plus amusantes.

Le docteur Johnson disait que l’auteur d’Evelina était, par-dessus tout, « un fabricant de caractères. » Et, en effet les trois volumes du roman sont tout remplis de types si variés, et si naturels, et d’une observation si charmante dans sa simplicité, que cela seul suffirait à justifier l’accueil enthousiaste fait au livre nouveau à la fois par la critique et par le public du temps. Tout au plus sentons-nous que cette « fabrication de caractères » a quelque chose d’artificiel et de trop voulu, comme si l’auteur, se sachant particulièrement habile à ce genre de travail, avait multiplié à l’excès les occasions de s’y employer. Et, d’ailleurs, si agréables que soient les types d’Evelina, la façon de les présenter n’a rien d’original : il n’y a pas un de ces types qui, — de même que l’agencement de l’intrigue dérive en droite ligne des romans de Richardson, — n’apparaisse évidemment une adaptation des procédés descriptifs ordinaires de Fielding et de Smollett. Incontestablement Evelina, quand on l’analyse d’un peu près, se réduit à une très habile imitation de l’œuvre des grands romanciers qui l’ont précédée. Mais, au point de vue du développement historique du genre, cette imitation n’en a pas moins toute la valeur d’une innovation. Dans le