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le capitaine Mirvan, de son côté, ne se fait point faute de recourir contre elle à mille artifices d’une stratégie que ne tempère aucun scrupule de charité ni de galanterie : cartons les moyens sont bons à ce loup de mer en disponibilité pour vexer et humilier une femme qu’il déteste d’autant plus que, bien qu’elle soit en réalité sa compatriote, il s’obstine à la considérer comme une Française. Ainsi se poursuit, à travers une variété infinie d’épisodes, l’histoire des « débuts dans le monde » de l’infortunée Evelina. Sans cesse, à défaut du jeune Branghton, Mme Duval lui présente d’autres prétendans à sa main ; et les Mirvan, d’autre part, ne sont pas moins empressés à lui proposer des partis. On s’efforce aussi, des deux côtés, à la faire reconnaître par le père qui, autrefois, l’a lâchement délaissée : et celui-ci, que l’âge a ramené à de meilleurs sentimens, serait désormais tout à fait disposé à lui accorder sa faveur si, par suite de circonstances très habilement imaginées, il n’en était pas venu à supposer qu’Evelina n’est point sa véritable fille. Enfin, pendant un séjour que font tous les personnages du roman aux célèbres eaux de Bath, Belmont, en apercevant Evelina, reconnaît sans erreur possible qu’elle est bien sa fille ; Mme Duval et les Branghton sont décidément vaincus ; les prétendans proposés par les deux partis adverses se trouvent congédiés dos à dos ; et Evelina épouse un vertueux gentilhomme, lord Orville, qui de tout temps a été l’unique élu de son cœur.

Telle est, très brièvement résumée, l’intrigue d’Evelina. Elle ressemble, comme on peut voir, aux sujets ordinaires des romans de Richardson et de ses imitateurs, anglais ou français ; mais, sans être sensiblement plus vraisemblable, ni moins ennuyeuse pour notre goût d’à présent, on doit reconnaître qu’elle est présentée déjà avec plus d’adresse, développée avec plus de suite, et, en quelque sorte, prise plus au sérieux par l’auteur lui-même. Avec tous ses défauts, elle marque un progrès incontestable au point de vue de la simplification et de la concentration de l’intrigue romanesque. Les péripéties commencent déjà à y valoir par leur intérêt propre, au lieu de n’être que des prétextes à des analyses de sentimens, à des peintures de mœurs ou de caractères, ou encore à des digressions morales comme celles où se plaisaient Richardson et Rousseau. De ces digressions, Evelina n’offre plus aucune trace ; et il faut bien reconnaître que l’analyse des sentimens n’y tient, non plus, qu’une très faible part : Evelina et son lord Orville, les deux héros de l’histoire, s’élèvent rarement au-dessus d’une aimable banalité. Mais, en revanche, la peinture des mœurs et des caractères tient, dans le roman nouveau, une place considérable ;