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Le fait est que le roman anglais se trouvait alors dans une situation assez misérable, après un demi-siècle d’une richesse et d’un éclat merveilleux. Tous les maîtres de la génération précédente étaient morts : Richardson, Fielding, Smollett, Sterne, Goldsmith ; et l’on en était réduit à devoir se contenter de pauvres machines larmoyantes et prétentieuses comme la Julin de Roubigné d’Henri Mackenzie, le Champion de la Vertu de miss Clara Reeve, ou les traductions des romans français de Mme Riccoboni. De telle sorte qu’on ne pouvait manquer d’accueillir avec un extrême plaisir un auteur nouveau qui, tout en s’inspirant évidemment à la fois de Fielding et de Richardson, apportait à son art une originalité incontestable, et semblait vouloir raviver un genre dont déjà des esprits chagrins annonçaient la mort. Le plus sévère des juges lui-même, le vieux Samuel Johnson, avait été conquis. « En vérité, avait-il dit, Richardson aurait redouté l’auteur d’Evelina ; il y a dans ce livre un mérite qui l’aurait effrayé. Et Harry Fielding, aussi, aurait eu peur : car toute son œuvre n’a rien de plus délicatement fini que certains passages de cette Evelina. »

L’héroïne du roman, Evelina Anville, est une jeune fille de dix-sept ans dont la mère a été séduite, puis abandonnée, — après un mariage dont les preuves ont malheureusement disparu, — par un gentilliomme riche, sir John Belmont. La pauvre femme est morte en donnant le jour à sa fille ; et celle-ci, jusqu’à dix-sept ans, a été élevée par un excellent vieux tuteur, dans la retraite paisible d’un presbytère du comté de Dorset. Mais un jour Evelina, s’étant rendue à Londres avec une amie, Mme Mirvan, femme d’un capitaine de la marine royale, rencontre, par hasard, une vieille femme extrêmement commune et ridicule, Mme Duval, Anglaise d’origine, mais qui a passé la plus grande partie de sa vie en France, et en a rapporté toute sorte d’habitudes, de sentimens, et d’expressions, dont elle fait l’emploi le plus extravagant. Cette vieille femme se trouve être la grand’mère d’Evelina ; et, bien que jusqu’alors son existence aventureuse ne lui ait pas laissé le loisir de s’occuper jamais de sa petite-fille, la voilà qui veut, à présent, contraindre celle-ci à vivre avec elle. Elle la met en rapport avec des cousins chez qui elle demeure, les Branghton, gens grossiers et cupides, qui rêvent de marier la jeune fille avec un de leurs fils, de façon à pouvoir ensuite réclamer l’héritage de sir John Belmont. Alors une longue lutte s’engage entre Mme Duval, assistée de ses Branghton, et le capitaine Mirvan, qui s’efforce généreusement d’arracher Evelina à un milieu dégradant pour elle. Et, si Mme Duval se montre constamment la fâcheuse et grotesque vieille folle qu’elle est,