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ayant décidé de chasser le renne au Spitzberg-, il eut l’incroyable audace de s’embarquer sur un simple canot, muni seulement de vingt-quatre cartouches. Il débarqua à Advent Bay, et, après avoir épuisé ses munitions en tuant quelques rennes, il se remit en route dans sa frêle embarcation. Déjà il n’était plus loin du Cap Nord, quand il rencontra des vents contraires qui l’obligèrent à regagner le Spitzberg et à se réfugier dans l’Advent Bay. Là, avec les planches de son canot, il se construisit une hutte ; avec la qu’ille, il se fit une lance qui lui servit, à défaut de munitions, à se défendre contre les ours blancs dont la chair lui permit de se nourrir. Au printemps, il reconstruisit tant bien que mal son embarcation, avec laquelle il mit quinze jours à regagner la Norvège. Il avait laissé au Spitzberg ses peaux d’ours, toute sa fortune, avec l’intention de venir les reprendre sur un baleinier où il se serait engagé comme matelot. Mais il avait compté sans de peu scrupuleux sportsmen anglais qui visitèrent ces parages à quelque temps de là et ne trouvèrent rien de mieux que de s’approprier le butin. En vain le pauvre matelot leur réclama son bien : il ne put obtenir justice qu’en les citant devant le tribunal de Tromsö.

La dernière baie dans laquelle nous relâchons est Green Harbour, le Havre Vert, où nous trouvons des milliers d’oies qui font un tapage assourdissant. Les botanistes appellent cette baie le Paradis du Spitzberg. Comme tout est relatif ! Quand l’œil s’est accoutumé à l’absolue stérilité de cette terre polaire, à cette absence complète d’herbe, d’arbres et de verdure, à ce règne triomphant de la pierre et de la neige, on trouve comme une oasis dans cette baie abritée des vents froids. C’est ici que nous constatons la plus haute température au Spitzberg, 8°,5 au soleil : nous éprouvons une véritable impression de chaleur. Et pourtant, le voyageur qui viendrait en droite ligne de Hammerfest à Green Harbour, serait tenté de comparer le site ‘à un des cercles de l’enfer du Dante, bon tout au plus pour y fonder une colonie de collectivistes où il n’y aurait ni lois ni gouvernement. A première vue, la végétation se réduit à des mousses, des champignons nains et de petits coquelicots. Mais un botaniste norvégien, M. Jorgensen, y a compté soixante espèces de plantes : il ne pouvait faire un pas sans découvrir des espèces qu’il n’avait jamais vues ailleurs. On trouve à Green Harbour presque toutes les plantes qui croissent au Spitzberg.