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parages, les baies où l’on peut chercher un refuge contre la tempête sont désertes et inhospitalières. Pour fuir la tourmente, où donc irons-nous ? Dans la baie la mieux abritée, celle où Andrée gonfla son fatal ballon.


VII

15 août. — A minuit, le jour de l’Assomption, nous entrons dans la baie Virgo, cette anse de l’île des Danois que l’aventure d’Andrée a rendue célèbre. La baie, en forme de cirque, est mieux protégée que celle de Smeerenburg ; mais combien farouche est l’aspect des montagnes brunes, plaquées de neige, qui l’enclosent ! C’est le site le plus sinistre qui se puisse imaginer, et pour qu’Andrée ait pu pendant des mois y préparer son expédition sans se laisser abattre par l’influence déprimante d’un paysage morose, il fallait qu’il fût doué d’une force d’âme peu commune, si l’on peut appeler force d’âme l’entêtement et l’obstination. M. Berson, le savant météorologiste aéronaute qui se trouve parmi nous, et qui a atteint en ballon l’altitude de 11 000 mètres, lui démontra scientifiquement l’impossibilité de gagner le pôle en ballon et lui prédit un échec certain. Ce fut aussi ma prédiction, bien que je n’aie d’autre compétence que celle du sens commun. Mais Andrée avait l’aveugle opiniâtreté des hommes qui se croiraient perdus d’honneur s’ils reculaient, même devant l’impossible. Toute la presse des deux mondes annonçait depuis des mois le départ prochain du héros dont le nom était dans des millions de bouches ; le public commençait à s’impatienter de ce qu’il ne partait pas. Enfin il partit aux applaudissemens des deux mondes... Et aujourd’hui sa veuve est folle.

Du milieu de la baie où nous sommes mouillés, nous distinguons la petite cabane de bois construite par Pike, et qui a servi d’abri à beaucoup d’explorateurs polaires. C’est dans cette maison édifiée par un Anglais pratique qu’un Suédois rêveur prépara son expédition. Au sommet de la montagne brune qui domine la cabane, au Sud, on voit encore le piquet de fer sur lequel flottait le drapeau qui indiquait la direction du vent : on s’en souvient, le vent soufflait obstinément du Nord, et Andrée attendait obstinément le vent du Sud. On nous montre, à l’opposite, dans quelle direction partit le ballon : il s’éleva au-dessus de la