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aspects féeriques, des tonalités merveilleuses. A voir ce soleil si haut, ce ciel si bleu, ces nuages si transparens, on se prend à douter de ce que l’on voit, et ce monde si différent du nôtre, où minuit et midi peuvent être pris l’un pour l’autre, apparaît comme un monde imaginaire, fantastique, irréel.

Tout en fêtant le soleil de minuit, nous dépassons la dernière pointe du Spitzberg, pour prendre le large et aller à la recherche du pack. Or, nous sommes beaucoup plus près du but que nous ne le pensions, car les montagnes du Spitzberg sont encore en vue que déjà, vers une heure du matin, nous voyons l’Océan blanchir au Nord ; c’est le reflet de la Banquise. Cette vue nous cause des sentimens divers : à l’orgueil d’atteindre la grande barrière de glace qui s’oppose à la conquête du pôle, se mêle la déception de la rencontrer trop tôt ; nous comptions sur l’inconstance de cette barrière, qui change de place d’une année à l’autre, et notre secret désir était de ne la voir apparaître que vers le 82e degré, pour nous rapprocher le plus près possible du pôle. Les plus ambitieux d’entre nous ne rêvaient rien de moins que de naviguer jusqu’au 82° 45’ point extrême atteint en traîneau par Parry le 23 juillet 1827 ; les moins exigeans se contentaient du 81° 37’, latitude atteinte par la croisière du capitaine Bade en 1896. Or, voici que la barrière de glace se dresse devant nous dès le 80e degré 3 minutes ! Mais, après tout, on peut être fier d’avoir dépassé le 80e degré ; n’est-ce pas le passage de ce degré que Nansen célébrait par une fête à bord du Fram, après six mois de blocus dans la banquise !

Pendant que nous naviguons vers le pack, la mer grossit considérablement. L’Oihonna bondit sur la vague, où tout est bruit et mouvement, tandis que là-bas, saisissant contraste, sur l’immense plaine glacée qui s’étend jusqu’au pôle, c’est l’immobilité et le silence éternels. Déjà nous ne sommes plus qu’à quelques encablures du bord de la banquise ; nous la voyons se développer devant nous, à perte de vue, dans sa blancheur immaculée, semée de hummocks, et nous distinguons même, très loin, comme une montagne conique qui domine cette mer figée, et qui n’est qu’un de ces énormes icebergs arrachés à quelque glacier des terres voisines du pôle. Nous voudrions aller reconnaître de près le pack et pénétrer au milieu des glaçons détachés qui en défendent les abords ; mais la mer est si prodigieusement enflée qu’il faut renoncer en ce moment à nous approcher de