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largeur de 36 pieds, de tous les bois et broussailles bordant les routes, « pour empêcher les voleurs d’y prendre leur retraite. »

Ce qu’on nommait des « routes, » hormis celles des environs de Paris et quelques voies privilégiées dotées en leur milieu d’une bande de pavé, — « le pavé du roi, » — n’étaient sous Louis XV que des sentiers battus, de très larges sentiers, dont le sol naturel, durci par le soleil en été, se trouait en hiver, avec les pluies et les neiges, d’ornières et de crevasses. Les riverains, lorsqu’elles devenaient impraticables, les « rhabillaient » tant bien que mal. Aussi, le soir, quand venait la fin de l’étape, « avec quelle joie ne découvre-t-on point les hôtelleries, et comme on admire, dit un bourgeois du temps de Richelieu, la prudence et humanité de celui qui, premier, inventa de bâtir semblables lieux sur les grands chemins, où un homme harassé, mouillé et fatigué, quoique étranger et inconnu, est aussi bien traité qu’en sa maison ! »

« Bien traité, » il ne l’était pas partout également, si l’on en croit les voyageurs du passé. Erasme constate qu’en Allemagne, les « hôtes, » parfois gens de qualité, se montrent fort arrogans vis-à-vis de la clientèle et lui mettent volontiers le marché à la main : « Si vous n’êtes pas content, vous tenez le remède, allez ailleurs. » Il se plaint d’être obligé de changer de chemise et de souliers dans la salle commune et de coucher à Munich entre deux « couetes, » — ou édredons, — de cuir, boursouflées, renflées vers le milieu, minces et plates sur le pied. A Lyon, au contraire, il ne comprend pas comment l’hôtelier traite avec cette abondance et pour un prix si médiocre : « On croirait qu’ils y mettent du leur, plutôt que de chercher à amasser du bien. » Peut-être son humeur ici fut-elle influencée par « les jolies blanchisseuses à qui l’on donne les hardes à laver et qui vous les rapportent dans toute la propreté souhaitable. » Montaigne ne se montre pas moins satisfait des hôtels de la Suisse, où l’on jouait de l’orgue, de la viole et de l’épinette dans des salons, — appelés « poêles, » — tendus de cuir gaufré, garnis de vitraux, de plafonds lambrissés et ornés de volières pleines d’oiseaux.

Nous devons à Locke, cent ans plus tard, une description moins séduisante des auberges de Boulogne et d’Abbeville, qui, dit-il, « ne suffiraient pas à garantir un berger d’Ecosse contre les atteintes de l’air » et offrent, quoique mal closes, un assemblage d’odeurs nauséabondes. Mme de Sévigné, aux portes de Nantes, ne trouvait pour lit à l’auberge que de la paille fraîche,