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pas d’ensevelir au fond d’elle son remords d’une aventure qu’avec un peu de complaisance elle pourrait qualifier d’attentat ? Mais elle a beau n’être pas l’ouvrière de sa chute, elle sent bien, elle sait, elle se rend compte qu’elle n’en a pas moins été la complice un moment volontaire ; que, de cette complicité, de nouvelles obligations, un autre devoir est né pour elle ; qu’elle achèverait, en les niant, de se dégrader à ses propres yeux ; — et ceci encore est éminemment « tragique. » Un second caractère de la tragédie est la claire conscience que les personnages y ont de la valeur morale et objective de leurs actes.

Les personnages du mélodrame, à l’exemple de l’Hernani d’Hugo, ou des « grandes dames » du vieux Dumors, sont des « forces qui vont. » Où vont-elles ? Elles vont où leur instinct les pousse. Ont-elles conscience de leurs mobiles ou de leurs motifs d’agir ? C’est ce qu’il est difficile de croire quand on admire leur surprise devant les conséquences de leurs propres actions. Ils ne les avaient point prévues, ni à plus forte raison calculées. Leur étonnement est extrême de tomber dans le piège qu’ils avaient tendu, Triboulet n’en revient pas, et don Salluste en perd jusqu’à la faculté de se défendre. C’est ce qu’on exprime en disant que l’un des caractères du mélodrame est de « manquer de psychologie. » Le mélodrame, le bon mélodrame, — le drame romantique, si vous voulez, — consiste en une succession de scènes fortes, violentes et horribles, touchantes ou sentimentales, dont les acteurs qui en sont les instrumens ou les victimes ne comprennent pas généralement le sens. Mais, inversement, dans la tragédie, selon le mot d’Hermione, « on veut tout ce qu’on fait, » et comme le dit Polyeucte :


On le ferait encor s’il fallait le refaire.


Le sentiment d’une fatalité, toujours présente et toujours menaçante, non seulement n’atténue pas celui de la responsabilité, mais encore il l’exalte. En subissant les arrêts du destin on n’impute qu’à soi-même de ne les avoir pas évités. Dans la course à la fortune, au pouvoir, à l’amour, on n’est pas étonné de rencontrer la mort : on savait qu’elle fait partie des conditions du jeu. Les personnages de la tragédie sont des volontés qui s’analysent en s’exprimant, qui se connaissent en agissant, et qui se jugent en succombant.