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Cette « nécessité » s’appelait ordinairement le Destin ou la Fatalité chez les Grecs, quelquefois Némésis, et on la concevait sous la forme obscure d’une Puissance aveugle contre les décrets de laquelle se heurtaient inutilement les efforts de la volonté de l’homme. Nous la concevons aujourd’hui sous la forme plus précise, et quasi scientifique, du « déterminisme, » c’est-à-dire de l’inéluctable enchainement des effets et des causes. Volens quo nollem perveneram. L’exercice même de notre liberté nous soumet à ce « déterminisme, » et notre volonté, s’enveloppant dans son propre ouvrage, en devient la servante ou l’esclave. C’est alors proprement le dédale, et c’est la pièce de M. Paul Hervieu.

Que si maintenant vous y ajoutez la fatalité passionnelle, nous atteignons à des effets « tragiques » d’une intensité extraordinaire, et, précisément, c’est ce que nous voyons au troisième acte du Dédale. Rappelez-vous ce troisième acte. Il est très fort, et parfaitement beau. Les effets qui en font la beauté tiennent essentiellement à ceci qu’ayant gardé tout au fond d’elle-même, et pour ainsi parler, dans cette partie de nous, — profonde et reculée, — qui nous demeure toujours inconnue, la mémoire ineffaçable de son premier amour et du mystère de sa maternité, l’héroïne du Dédale, Marianne de Pogis, a vu se fermer une à une toutes les issues par lesquelles elle s’était flattée d’échapper à cette fatalité dont elle sentait confusément la menace ; et la plus forte impression qu’elle éprouve eu retombant aux bras de son premier mari, c’est manifestement celle de l’inévitable. Ce n’est pas elle qui l’a voulu, c’est une autre ! Sa faute n’est qu’à peine la sienne. Elle n’est pas l’ouvrière de sa chute ! Et nous, spectateurs attentifs, nous rendant compte avec elle que quelque chose de plus fort qu’elle a passé dans sa vie, pour la dévaster, l’impression que nous en ressentons est proprement celle de l’horreur tragique.

Remarquez tout de suite que nous ne l’éprouverions pas, si Marianne de Pogis n’était pas d’ailleurs l’honnête femme qu’elle est, une « conscience » et une « volonté, » qui, tout en subissant l’ascendant de la fatalité, n’y souscrivent point. Elle pourrait y souscrire, et, à défaut de la « société, » le théâtre contemporain est plein d’héroïnes qui ne s’en feraient pas un scrupule. Nous-mêmes, que l’on appelle en quelque sorte à la juger, lui en voudrions-nous beaucoup, et, au contraire, ne l’absoudrions-nous