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croire que je recommande à l’imitation de personne le Père de Famille ou la Mère coupable ; — je ne recommande même pas le Philosophe sans le savoir ; — mais je fais observer que ces grands réformateurs n’ont pas eu jusqu’au bout le courage de leur esthétique ; j’ajoute que, s’ils l’avaient eu, leurs « mélodrames » n’en vaudraient pas mieux, n’en seraient pas plus des « tragédies, » parce que la société de leur temps ressemblait beaucoup trop encore à celle dont les conditions d’existence avaient déterminé la forme de la tragédie classique ; et je dis enfin que depuis eux, cent vingt-cinq ans d’écoulés, cent vingt-cinq ans d’expérience littéraire, de critique et d’analyse, nous ont mis en état de distinguer, plus nettement qu’ils ne le pouvaient faire, le « mélodrame » d’avec le « drame, » et tous les deux d’avec la « tragédie. »

C’est ainsi que, brouillant assez confusément les époques et les œuvres, dont ils ne faisaient qu’un « bloc, » ils ne distinguaient qu’à peine la tragédie de Voltaire d’avec celle de Racine et celle de Corneille ; ou, quand ils les distinguaient, c’était, en général, pour donner la préférence à Crébillon. Nous savons, nous, qu’il y a, dans notre théâtre classique, des tragédies qui n’en sont point, qui ne sont même, en dépit du décor historique, du costume, et de la réalité des événemens, que de purs « mélodrames. » Il y en a également dans le théâtre de Shakspeare, et davantage encore dans celui de ses contemporains : Ben Jonson, Ford ou Webster. Ce sont celles dont les événemens ne sont pas régis par une logique intérieure, et dont les péripéties ne dépendent pas tant d’aucune « nécessité, » que du caprice ou de la fantaisie de l’auteur.

Toutes les tragédies de Crébillon et la plupart de celles de Voltaire, les meilleures ou les moins illisibles, sont de cette espèce. Elles sont « romanesques, » et ce mot ne veut pas dire qu’elles sont invraisemblables ; que les événemens en sont extraordinaires ; que les rencontres en sont singulières et rares ! Elles sont tout cela, mais ce n’est pas en cela ni pour cela qu’elles sont romanesques. Ou du moins, en ce sens, il n’y aurait donc rien de plus romanesque que l’Œdipe Roi, auquel tout le respect que j’ai pour la mémoire de Sophocle ne saurait m’empêcher de trouver quelques rapports avec un mélodrame. Mais « romanesque » veut dire que, dans ces « tragédies, » les événemens ne s’engendrent point les uns des autres ; que la succession en