Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Boisserée ne faisaient que piquer le dilettantisme de Goethe ; et Sulpice, un peu déçu, se put souvenir de ce que lui écrivait jadis Dorothée Schlegel : « Rien de ce que pourront dire les connaisseurs et les gens distingués, lui déclarait-elle, ne vaudra l’impression de ces simples qui, à Cologne, récitent devant le Dombild un Pater Noster pour l’artiste et aussi, certainement, pour les fidèles lutteurs qui ont arraché cette image à la poussière et à l’oubli. » Les madones dont les Boisserée s’étaient faits protecteurs n’étaient-elles pas, à charge de revanche, leurs protectrices ? Et les ambitions des Boisserée, sereines comme leur foi, s’exaltaient avec le succès : tandis qu’ils promenaient en Allemagne, pour les offrir à la vénération de ceux qui avaient des yeux pour voir, les saintes richesses par eux exhumées, ils rêvaient qu’un jour le peuple allemand, à son tour, se fît pèlerin, pour aller admirer, dans les villes où les futaies gothiques avaient pris racine, ces merveilles d’une architecture méconnue.

Les Boisserée, dès 1810, voulaient l’achèvement de la cathédrale de Cologne : les générations successives s’attachèrent à ce beau songe, aujourd’hui réalisé. L’Allemagne ignorait, à cette époque, — ne l’ignorions-nous pas nous-mêmes ? — que l’art gothique est d’origine française : il apparaissait comme un produit indigène de la vieille terre germanique ; et s’agenouiller dans ces augustes édifices, c’était faire acte de piété filiale envers les ancêtres. Or, c’était, en même temps, faire acte de catholicisme. Les Boisserée donnaient à leurs compatriotes une leçon vivante d’apologétique catholique.

C’est de quoi Gœthe finit par se fâcher : du haut de son piédestal, il prononça une sentence de condamnation ; son écrit sur l’« art moderne allemand, chrétien et patriotique, » apparaît à Henri Heine comme la revanche des dieux païens, dont la colère se réveillait. Devant cette colère, continue Heine, « les fantômes du moyen âge s’enfuirent ; les hiboux se cachèrent de nouveau dans les ruines des vieux châteaux ; les corbeaux s’envolèrent à tire-d’aile dans les tours des églises gothiques. » Lorsqu’en 1835 Henri Heine écrivait ces lignes, il prenait ses désirs pour la réalité. Les « fantômes du moyen âge » avaient au contraire la vie dure ; et nous verrons, dans la suite de cette histoire, comment Joseph Gœrres, et puis Auguste Reichensperger, firent mentir les espérances d’Henri Heine et couronnèrent l’œuvre des Boisserée.