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chambres dans leurs maisons. Nous sommes là, nos bagages et nos armes par terre, au milieu de la foule, qui de plus en plus nous cerne et s’intéresse. — Non ; moi, je tiens à habiter la belle ville bleue ; je suis venu exprès ; en dehors de cela, je ne veux rien entendre ! Qu’on me procure des mules, des ânes, n’importe quoi, et allons-nous-en de ce mercantile faubourg, digne tout au plus des infidèles.

Les mules qu’on m’amène sont de vilaines bêtes rétives, je l’avais prévu, qui jettent deux ou trois fois leur charge par terre. Les gens, du reste, regardent nos préparatifs de départ avec des airs narquois, des airs de dire : On les mettra à la porte et ils nous reviendront. Ça ne fait rien ! En route, par les petits sentiers, les petites ruelles, où passe toujours quelque ruisseau d’eau vive, issu des neiges voisines. Bientôt nous nous retrouvons dans les blés ou les pavots en fleurs. Et la voici, cette rivière d’Ispahan, qui coule peu profonde sur un lit de galets ; elle pourrait cependant servir de voie de communication, si, au lieu de se rendre à la mer, elle n’allait s’infiltrer dans les couches souterraines et finir par se jeter dans ce lac, perdu au milieu des solitudes, que nous avons aperçu au commencement du voyage ; sur ses bords, sèchent au soleil des centaines de ces toiles murales, qui s’impriment ici de dessins en forme de porte de mosquée et puis qui se répandent dans toute la Perse et jusqu’en Turquie.

C’est un pont magnifique et singulier qui nous donne accès dans la ville ; il date de Chah Abhas, comme tout le luxe d’Ispahan ; il a près de 300 mètres de longueur et se compose de deux séries superposées d’arcades ogivales, en briques grises, rehaussées de bel émail bleu. En même temps que nous, une caravane fait son entrée, une très longue caravane, qui arrive des déserts de l’Est et dont les chameaux sont tous coiffés de plumets barbares. Des deux côtés de la voie qui occupe le milieu du pont, des passages, pour les gens à pied, s’abritent sous de gracieuses arcades ornées de faïences, et ressemblent à des cloîtres gothiques.

Toutes les dames-fantômes noires, qui cheminent dans ces promenoirs couverts, ont un bouquet de roses à la main. Des roses, partout des roses. Tous les petits marchands de thé ou de sucreries postés sur la route ont des roses plein leurs plateaux, des roses piquées dans la ceinture, et les mendians pouilleux