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Samedi 12 mai. — Départ au lever du jour, enfin pour Ispahan !

Une heure de route, dans un sinistre petit désert, aux ondulations d’argile brune, — qui sans doute est placé là pour préparer l’apparition de la ville d’émail bleu, et de sa fraîche oasis.

Et puis, avec un effet de rideau qui se lève au théâtre, deux collines désolées s’écartent devant nous et se séparent ; alors un éden, qui était derrière, se révèle avec lenteur. D’abord des champs de larges fleurs blanches qui, après la monotonie terreuse du désert, semblent éclatans comme de la neige. Ensuite une puissante mêlée d’arbres, — des peupliers, des saules, des yeuses, des platanes, — d’où émergent tous les dômes bleus et tous les minarets bleus d’Ispahan !… C’est un bois et c’est une ville ; cette verdure de mai, plus exubérante encore que chez nous, est étonnamment verte ; mais surtout cette ville bleue, cette ville de turquoise et de lapis, dans la lumière du matin, s’annonce invraisemblable et charmante autant qu’un vieux conte oriental.

Les myriades de petites coupoles en terre rosée sont là aussi parmi les branches. Mais tout ce qui monte un peu haut dans le ciel, minarets sveltes et tournés comme des fuseaux, dômes tout ronds, ou dômes renflés comme des turbans et terminés en pointe, portiques majestueux des mosquées, carrés de muraille qui se dressent percés d’une ogive colossale, tout cela brille, étincelle dans des tons bleus, si puissans et si rares que l’on songe à des pierres fines, à des palais en saphir, à d’irréalisables splendeurs de féerie. Et au loin, une ceinture de montagnes neigeuses enveloppe et défend toute cette haute oasis, aujourd’hui délaissée, qui fut en son temps un des centres de la magnificence et du luxe sur la Terre.

Ispahan !… Mais quel silence aux abords !… Chez nous, autour d’une grande ville, il y a toujours des kilomètres de gâchis enfumé, des charbons, de tapageuses machines en fonte, et surtout des réseaux de ces lignes de fer qui établissent la communication affolée avec le reste du monde. — Ispahan, seule et lointaine dans son oasis, semble n’avoir même pas de routes. De grands cimetières abandonnés où paissent des chèvres, de limpides ruisseaux qui courent librement partout et sur lesquels on n’a même pas fait de pont, des ruines d’anciennes enceintes crénelées, et rien de plus. Longtemps nous cherchons un passage,