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aux murs de terre, perchée en vedette, avec promenoir sur les toits et sur le faîte crénelé du rempart. — Ispahan, la désirée, n’est plus qu’à trois heures de marche, mais des replis du terrain nous la cachent encore.

Aussitôt le soleil couché, la grande caravane s’ébranle sous nos murs, pour faire son étape de nuit, à la belle lune, aux belles étoiles. Le vent nous apporte la puanteur musquée des chameaux et les horribles cris de malice ou de souffrance qu’ils jettent chaque fois qu’il s’agit de les charger ; nous sommes au milieu d’une ménagerie en fureur, on ne s’entend plus.

La clarté rouge et or, au couchant, s’éteint devant la lune ronde, qui commence de dessiner sur le sol les ombres de nos murs crénelés et de nos tours. Peu à peu, ces amas d’objets qui étaient par terre se hissent et s’équilibrent sur le dos des chameaux, qui cessent de crier ; redevenus des bêtes dociles, à présent ils sont tous debout, agitant leurs clochettes. La caravane va partir.

Ils ne crient plus, les chameaux, et les voilà qui s’éloignent à la queue leu leu, avec un carillon de sonnailles douces. Vers les pays du Sud, d’où nous venons, ils s’en retournent lentement ; toutes les fondrières, tous les gouffres d’où nous sommes sortis, ils vont les re traverser ; étape par étape, caillou par caillou, refaire le même pénible chemin. Et ils recommenceront indéfiniment, jusqu’à ce qu’ils tombent de fatigue et que sur place les vautours les mangent. Le vent n’apporte plus leur puanteur, mais le parfum des herbes. A la file, ils s’éloignent, petits riens maintenant, qui se traînent sur l’étendue obscure ; le bruit de leurs sonnailles est bientôt perdu. — C’est du haut de nos remparts, entre nos créneaux, que nous regardons la plaine, comme des châtelains du moyen âge. — La fuite de cette caravane a fait la solitude absolue dans nos profonds entours. Toutes les dents de notre petit rempart sont maintenant dessinées sur la lande, en ombres lunaires, précises et dures. Au-dessous de nous, on verrouille avec fracas la porte ferrée qui nous protégera des surprises nocturnes. Au chant des grillons, la nuit de plus en plus s’établit en souveraine, mais il y a de telles transparences que l’on continue de voir infiniment loin de tous côtés. On sent de temps à autre un souffle encore chaud, qui promène l’odeur des serpolets et des basilics. Et puis, sous la lumière spectrale de la lune, un frisson passe ; tout à coup il fait très froid.