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le maître de nos chevaux s’y refuse, déclarant que ses bêtes sont trop fatiguées et qu’il faut coucher ici.

Donc, le mélancolique soir nous trouve au caravansérail d’Abadeh, assis devant la porte que surmonte une rangée de cornes de gazelle. Derrière nous, les grands murs crénelés qui s’assombrissent découpent leurs dents sur le ciel d’or vert. Et nous avons vue sur la plaine des sépultures : un sol gris où aucune herbe ne pousse ; d’humbles mausolées en brique grise, petites coupoles ou simples tables funéraires ; jusqu’au lointain, toujours des tombes, pour la plupart si vieilles que personne sans doute ne les connaît plus. Des madones bleues au voile traînant se promènent là par groupes ; dans le crépuscule qui vient, elles prennent plus que jamais leurs airs de fantôme. L’horizon est fermé là-bas par des cimes de quatre ou cinq mille mètres de haut, dont les neiges, à cette heure, bleuissent et donnent froid à regarder.

Dès que la première étoile s’allume au ciel limpide, les madones se dispersent lentement vers la ville, et les portes, derrière elles, se ferment. En ces pays, quand la nuit approche, la vie se glace ; tout de suite on sent rôder la tristesse et l’indéfinissable peur…


Mercredi 9 mai. — Nos chevaux reposés reprennent dès le matin leur vitesse, dans l’étendue toujours morne et claire, La floraison des asphodèles et des acanthes donne par instans à ces solitudes des aspects de jardin ; jardin funèbre et décoloré, qui se prolonge pendant des lieues sans que jamais rien ne change. À droite et à gauche, infiniment loin, les deux chaînes de montagnes continuent de nous suivre ; elles forment à la surface de la terre comme une sorte de double arête, qui est l’une des plus hautes du monde. Mais aujourd’hui, dans la chaîne de l’Est, parfois des brèches nous laissent apercevoir l’entrée de ces immenses déserts de sable et de sel qui ont deux cents lieues de profondeur, et s’en vont jusqu’à la frontière afghane.

Après quatre heures de route, dans les chaudes grisailles de l’horizon plein d’éblouissemens, apparaît une chose bleue, d’un bleu tellement bleu que c’est tout à fait anormal ; vraiment cela rayonne et cela fascine ; quelque énorme pierre précieuse, dirait-on, quelque turquoise géante… Et ce n’est que le dôme émaillé d’une vieille petite mosquée en ruines, dans un lugubre