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femmes de Kader-Abad viennent de monter sur les toits, et les filles brunes d’une tribu nomade, par là campée, accourent à toutes jambes. Après la dame, ses suivantes, voilées aussi impénétrablement, arrivent deux par deux sur des mules blanches, dans des espèces de grandes cages à rideaux rouges. Et enfin une vingtaine de mulets ferment la marche, portant des ballots ou des coffres que recouvrent d’anciens et somptueux tissus aux reflets de velours.

Nous repartons, nous, tout de suite replongés dans le vaste désert. Du haut de chacune de ces ondulations, qu’il nous faut constamment gravir et redescendre, nous apercevons toujours des étendues nouvelles, aussi vides, aussi inviolées et sauvages, dans une clarté aussi magnifique. On respire un air suave, froid sous un soleil de splendeur. Le ciel méridien est d’un bleu violent, et les quelques nuages nacrés qui passent promènent leurs ombres précises sur le tapis sans fin qui recouvre ici la terre, un tapis fait de graminées délicates, de basilics, de serpolets, de petites orchidées rares dont la fleur ressemble à une mouche grise... Nous cheminons entre deux et trois mille mètres de haut. Pas une caravane, ce soir, pas une rencontre.

Sur la fin du jour, les deux chaînes de montagnes qui nous suivaient depuis le matin se rapprochent ; avec une netteté qui déroute les yeux, elles nous montrent la tourmente de leurs sommets, dans des bleus sombres et des violets admirables passant au rose ; on dirait des châteaux pour les génies, des tours de Babel, des temples, des cités apocalyptiques, les ruines d’un monde ; et les neiges, qui dorment là dans tous les replis des abîmes, nous envoient du vrai froid.

Cependant une nouvelle tache verte, dans le lointain, nous appelle, nous indique le gîte du soir : la toujours pareille petite oasis, les blés, les quelques peupliers, et, au milieu, les créneaux d’un rempart.

C’est Abas-Abad. Mais le caravansérail est plein, il abrite une riche caravane de marchands, et, à prix d’or, nous n’y trouverions pas place. Il faut donc chercher asile chez de très humbles gens, qui possèdent deux chambres en terre au-dessus d’une étable, et consentent à nous en céder une ; la famille, qui est nombreuse, les garçons, les filles, se transporteront dans l’autre, abandonnée à cause d’un trou dans le toit, qui laisse entrer la froidure. Par un escalier usé où l’on glisse, nous montons à ce