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Trompée par son mari, elle était capable de pardonner ; mais la fierté même de sa nature a fait qu’elle a laissé le malentendu s’aggraver entre eux et devenir irrémédiable. Elle a été victime ensuite de la profondeur de son affection maternelle qui l’a livrée sans défense au père de son enfant. Et c’est enfin la franchise, la sincérité de son caractère qui l’empêchera plus tard de se prêter à aucun compromis, qui lui fera désoler le cœur de Guillaume, qui la rendra en partie responsable de la mort des deux hommes. — Ici-bas ce sont les innocens qui paient pour les coupables. L’aventure de Guillaume en est la preuve éclatante. En vérité, celui-là, quel reproche peut-on lui faire ? Qu’y a-t-il dans toute sa conduite qui ne soit noblesse, désintéressement, loyauté ? C’est vraiment un jeu de la destinée qui l’a jeté sur ce chemin où son malheur allait passer. Cet athlète joue le rôle de victime. Il est celui dont on ne se soucie pas, qu’on traite comme quantité négligeable. Trop est trop : il a semblé qu’on en usait vis-à-vis de lui avec trop de désinvolture, que les choses comme les gens étaient pour lui trop dénués de justice et de pitié. Et une des plus fortes objections qu’on puisse adresser au rôle de Marianne, est justement qu’elle semble ne voir en lui qu’un comparse et oublier avec un excès de facilité son existence même. — Enfin quel que puisse être le travail par lequel la civilisation depuis tant de siècles a tâché d’adoucir notre sauvagerie native, la férocité première subsiste quand même, toujours près d’affleurer, et à certains momens elle éclate et fait craquer tout le vernis superficiel. Ces deux rivaux qui au dénouement s’épient à travers un buisson et qui en viennent aux mains, c’est un spectacle dont ne s’accommode guère le train ordinaire des convenances modernes ; mais c’est qu’il nous donne assez bien une vision de forêt primitive où deux hommes luttent à mort pour la possession de la femme convoitée, devant la nature impassible.

On voit assez maintenant pourquoi nous pensons que, si l’on veut juger équitablement la pièce de M. Paul Hervieu, il ne faut pas la rattacher au genre de la comédie à thèse de Dumas fils. Aussi bien l’auteur, par certaines phrases semées dans le dialogue et qui y sonnent comme des réminiscences de notre théâtre classique, a pris soin de nous avertir qu’il souhaite de se rattacher à la tradition de notre tragédie. Seulement la tragédie avait pour elle le recul du temps où l’action était reléguée, le costume antique des acteurs, le prestige du vers ; la tragédie moderne nous montre des contemporains en redingote ; c’est la grande différence, et la difficulté essentielle dont on ne peut dire que cette fois M. Hervieu ait entièrement triomphé. Il y