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l’aura piqué, » conclut mon brave compagnon de table. Peut-être, ou bien quelque chat, en maraude nocturne, aura commis ce crime. Mais je ne sais dire pourquoi cette toute petite agonie, sur ces fleurs, a été si triste à regarder, et mes deux Persans, qui nous servaient, y voient un présage funeste.


Samedi 28 avril. — Le vizir de Chiraz ne revient toujours pas, et cela encore est pour retarder mon départ, car j’ai besoin de causer avec lui, et qu’il me fournisse des soldats, une escorte de route.

Cependant, grâce à M. van L..., je réussis ce matin à traiter avec un loueur de chevaux pour continuer le voyage. Long et pénible contrat, qui finit par être signé et paraphé au bout d’une heure. Ce serait pour mardi prochain, le départ, et en douze ou treize journées, inch’Allah ! nous arriverions à Ispahan. Mais j’ai trop de monde, trop de bagages pour le nombre de bêtes que l’on doit me fournir, et qu’il est, paraît-il, impossible d’augmenter. Cela m’oblige donc à congédier l’un de mes domestiques persans. Et j’envoie revendre au bazar mille choses achetées à Bouchir : vaisselle, lits de sangle, etc. Tant pis, on s’arrangera toujours pour manger et dormir ; il faut conclure, et que ça finisse !

C’est aujourd’hui mon rendez-vous avec l’aimable Chirazien qui m’a proposé une promenade aux mosquées, par les toits. Après que nous avons fait ensemble un long trajet dans le dédale obscur, les escaliers intérieurs d’une maison en ruines nous donnent accès sur une région de la ville où des centaines de toits en terre communiquent ensemble, forment une sorte de vaste et triste promenoir, dévoré de lumière et tout bossue comme par le travail d’énormes taupes ; l’herbe jaunie, pelée par endroits, y est semée de fientes, d’immondices et de carcasses, plus encore que n’était le sol des rues. En ce moment où le soleil du soir brûle encore, on aperçoit à peine, dans les lointains de cet étrange petit désert, deux ou trois chats qui maraudent, deux ou trois Persans en longue robe qui observent ou qui rêvent. Mais tous les dômes des mosquées sont là ; précieusement émaillés de bleu et de vert, ils semblent des joyaux émergeant de cet amas de boue séchée qui est la ville de Chiraz. Il y a aussi, par endroits, de larges excavations carrées, d’où monte la verdure des orangers et des platanes, et qui sont les cours très encloses, les petits jardins des maisons de riches.