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son créateur[1]. Pourtant les Assises du XIXe siècle semblent parfois égaler, préférer presque à la musique de Wagner, pour sa puissance suggestive, la mélodie de Sébastien Bach. Avec ce dernier maître, le sentiment religieux, si profondément lié à l’art pour les adeptes du néo-mysticisme germanique, se précise davantage encore parce qu’il s’allie au plus pur christisme, à la révélation par Jésus, dont nous avons dit les attraits pour M. Chamberlain. Bach partage à ses yeux, avec Vinci, la gloire d’avoir prêté la vie et la réalité aux paroles et à l’aspect même du Sauveur du monde. Or, pour éprouver les bienfaits de l’enseignement du Christ, M. Chamberlain a besoin, nous le savons, de la familiarité intime de Jésus, de sa présence hallucinatoire pourrait-on dire avec un peu d’exagération, et c’est donc la plus haute investiture religieuse de l’Art, que la puissance d’évoquer le Maître vivant devant ses disciples. Sans ce secours, l’Homme-Dieu n’existerait plus pour nous. Il demeurerait figé, immobilisé, privé d’action persuasive, au sein de poudreux documens historiques. Afin que la religion germano-chrétienne ne perde pas son caractère de réelle actualité, d’effective expérience, il importe que la figure du Christ renaisse sans cesse au milieu du cénacle de ses fidèles, en de nouvelles Pentecôtes. S’il en est autrement, la personnalité de Jésus, source efficace du lien mystique entre nous et Lui, se congèle en une représentation abstraite, dont le double écueil sera d’une part l’idolâtrie, adoratrice des images, de l’autre, le rationalisme, plus ou moins piétiste, avec son incapacité de conquête et son défaut de séduction.

Une seule puissance humaine est capable de sauver la religion de ces périls alternés. L’Art, en vertu de l’actualité immédiate

  1. La parenté est frappante entre ces vues et celle de Nietzsche lors de ses wagnériens débuts. L’auteur de l’Origine de la tragédie espérait déjà le retour de l’âme allemande vers l’esprit extatique et mythique, en vertu des grâces dionysiaques de la philosophie kantienne ou schopenhauerienne, de la musique d’un Bach, d’un Beethoven, d’un Wagner. Mais, Nietzsche était loin de conclure au christianisme germanique. (Werke XI, I 321). « Il faut, dit-il, une bonne dose d’impudence pour soutenir que les Germains aient été préparés et prédestinés au christianisme. » Comment l’invention du péché, le sentiment déterministe, le désir de la Rédemption, l’ascétisme populaire, toutes créations qui sentent le voisinage du désert et non celui de la forêt polaire, s’accorderaient-elles avec les instincts de « ces Germains paresseux, mais guerriers et pillards, de ces chasseurs et buveurs de bière aux sens froids qui n’ont pas été plus loin qu’une vilaine religion de Peaux-Rouges et n’avaient pas renoncé, il y a mille ans, aux sacrifices humains ? » Voilà du moins un philosophe qui n’a pas rayé l’Edda du passé germanique.