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noble sorte. En effet, après ses maîtres en philosophie, Platon, Kant et Schopenhauer, M. Chamberlain érige, à la limite des deux domaines réciproquement impénétrables de la Nature mécaniste, et de la Liberté transcendante une troisième sphère intermédiaire, qui permet aux deux autres de communiquer entre elles et de se sentir mystérieusement en contact. C’est le royaume de l’Art. Puisque, dit-il, la conception germanique du monde est transcendante, et sa religion idéale, elles demeureraient inexprimées, incommunicables, invisibles à la plupart des yeux, peu convaincantes à la plupart des cœurs, si l’Art, avec sa libre et créatrice activité plastique n’intervenait en ceci comme médiateur. Par le moyen de l’Art, l’homme devient apte à concilier sa liberté intérieure, indiscutablement révélée dans la conscience, avec le non moins évident déterminisme du monde extérieur. L’Art, né de l’expérience interne de la Liberté, en est aussi la seule affirmation possible. Par lui transparaît de façon immédiate dans le monde des phénomènes, cette Liberté si difficile à saisir, et qui resterait sans son secours une idée pure, une constatation toujours intérieure et invisible. Issu de la nécessité libre et interne que nous nommons le génie, l’art transfigure la nécessité donnée, déterminée, mécanique du monde extérieur et révèle dans les choses une âme que l’observation scientifique serait incapable d’y discerner pour sa part !

Ces ingénieuses déductions kantiennes ne doivent pas voiler au lecteur le véritable service que l’école mystique réclame de l’Art : à savoir la satisfaction que nous avons dite tout à l’heure : la préparation de la demi-extase. C’est un bienfait qui est prodigué à pleines mains aux âmes bien préparées : et elles s’en proclament redevables tout d’abord au génie en général, devant lequel M. Chamberlain s’incline plus dévotement encore que Carlyle ou Schopenhauer : puis au génie poétique et plastique à l’occasion ; mais, par-dessus tout, au génie germanique par excellence, à celui de la Musique, qui tient le premier rang, dans la hiérarchie des véhicules vers l’au-delà. Et comment un fidèle du Monde comme Volonté, et du théâtre de Bayreuth en jugerait-il autrement ? Il considère même le génie musical spontané, sans culture, tout instinctif des races primitives, comme doué de la plus grande efficacité de transcendance, et la musique des tziganes (Aryens très vraisemblables à ses yeux) semble avoir fourni parfois à M. Chamberlain ses plus enivrantes conversations avec la Liberté