Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’adolescent, pleure, étendu seul sur son lit, en regardant la lune : « Et toujours j’étais seul, et toujours il me semblait que cette grande et mystérieuse Nature qui attirait vers elle ; ce cercle lumineux formé par la lune, arrêtée on ne sait pourquoi dans cet endroit indéfini du ciel pâli, et qui en même temps se trouvait partout, comme remplissant d’elle tout l’espace indéfini ; et moi, ver méprisable, déjà corrompu par toutes les passions viles de notre misérable humanité, mais armé de toute la force d’un amour sans limites ; il me semblait toujours qu’à ce moment, la Nature, la lune et moi, nous ne faisions qu’un. »

Renan a donné à son tour dans ses Dialogues philosophiques[1] une autre formule à cette conception émotive du sentiment religieux. « Un instinct s’élève tout à coup mystérieusement chez un être qui ne l’avait pas senti jusque-là. L’homme allait inattentif ; soudain, un silence se fait, comme un temps d’arrêt, une lacune de la sensation, « Oh Dieu, se dit-il, alors, que ma destinée est étrange. Est-il bien vrai que j’existe ? Qu’est-ce que ce monde ? ce soleil est-ce moi ? Rayonne-t-il de mon cœur ? O Père, je te vois par delà les nuages. Puis le bruit du monde extérieur recommence, mais, à partir de ce moment, un être en apparence égoïste fera des actes inexplicables, agira contre son intérêt évident. »

Essayons enfin de pénétrer encore plus avant dans le secret de la prière germanique et adressons-nous pour cela à Dostoiewsky. Voici comment il décrit, dans l’Idiot (qui à ses yeux est aussi le « Saint »), des impressions évidemment personnelles. Quand on est touché par le « mal sacré » on se sent plongé dans « une lumière de l’au-delà, dans un ravissement infini, dans un sentiment de bonheur qui n’existe pas en l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. » On éprouve une harmonie complète en soi et dans le monde entier, et ce sentiment est « si doux et si fort, que, pour quelques secondes de cette félicité, on peut donner dix ans de sa vie, voire même sa vie entière. » Il semble, à lire ces aveux, que plus l’homme est malade, plus il sent la contiguïté de notre monde avec un autre mystérieux domaine. Détaillons en effet davantage les sensations du « Saint » prince Michkine : « Au milieu de l’abaissement, du marasme mental, de l’anxiété qu’éprouvait le malade, il y avait des momens

  1. Page 38.