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notre pays soit asservi un jour, au moins que ce ne soit pas par ceux-là ! Nous n’avons, hélas ! que cent mille soldats en Perse ; mais tous les nomades sont armés ; et moi-même, mes fils, mes serviteurs, tout ce qu’il y a d’hommes valides dans les villes ou les campagnes, prendrons des fusils quand il s’agira des Anglais ! »

Le bon Hadji-Abbas me conduit ensuite chez deux ou trois notables, qui ont des maisons plus belles que la sienne, et de plus beaux jardins, avec des allées d’orangers, de cyprès et de roses. Mais combien ici la vie est cachée, défiante, secrète ! Ils seraient charmans, ces jardins, s’ils n’étaient si jalousement enfermés et sans vue ; pour que les femmes puissent s’y promener dévoilées, on les entoure de trop grands murs, que l’on essaie vainement d’égayer en y dessinant des ogives, en les ornant de céramiques : ce sont toujours des murs de prison.

Le gouverneur de la province, que je comptais voir aujourd’hui et prier de me faciliter la route d’Ispahan, est absent pour quelques jours.

Et je garde pour la fin ma visite à un jeune ménage hollandais, les van L..., qui vivent ici dans un isolement de Robinson. Ils habitent une ancienne maison de pacha, — au fond d’un vieux jardin très muré, il va sans dire ; — et c’est tellement imprévu d’y retrouver tout à coup un petit coin d’Europe, d’aimables gens qui parlent votre langue ! Ils sont d’ailleurs si accueillans que, dès la première minute, une gentille intimité de bon aloi s’établit entre les exilés que nous sommes. Depuis deux ou trois ans, ils résident à Chiraz, où M. van L... dirige la Banque impériale persane. Ils me confient leurs difficultés de chaque jour, que je n’imaginais pas, dans cette ville où sont inconnues les choses les plus utiles à l’existence telle que nous l’entendons, et où il faut prévoir deux mois à l’avance ce dont on aura besoin, pour le faire venir par la voie de Russie ou la voie des Indes ; ce qu’ils me disent est pour augmenter le sentiment que j’avais déjà, d’être ici dans un monde quasi lunaire.

Le reste de l’après-midi se passe pour moi en promenade errante dans le labyrinthe, avec mes trois serviteurs, le Français et les deux Persans, à la recherche des introuvables mosquées. Je n’ai aucun espoir d’y entrer ; mais au moins je voudrais, du dehors, voir les portiques, les belles ogives et les précieuses faïences.

Oh ! les étonnantes petites rues, semées d’embûches même