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rentrent dans leurs demeures. Cependant, dans l’après-midi, commence, à travers le faubourg, un lamentable exode qui se continuera pendant toute la matinée du lendemain. Ce sont d’interminables théories de milliers et de milliers de gens, de toute condition et de tout âge, qui, pressentant que la sécurité dans leurs habitations deviendra très précaire, après le départ des colonnes, abandonnent Tong-Tchéou et s’écoulent par familles entières, par le pont, dans la direction du nord : bourgeois reconnaissables à la richesse de leurs vêtemens ; vieillards conduits, par la main, par des enfans, pressant de l’autre main contre leur poitrine les tablettes des Ancêtres qui ornaient l’autel domestique, le plus cher trésor de la famille, et ne s’éloignant qu’avec douleur de la demeure où vécurent leurs pères et où ils aspiraient au bonheur de finir en paix leurs jours ; femmes aux pieds déformés, trébuchant à chaque pas et se traînant péniblement, et dont un certain nombre se sont couvert de cendres le visage et les mains, en signe de deuil, dans le dessein de faire naître quelque pitié dans le cœur de ces étrangers et de pouvoir, à la faveur de ce sentiment, s’enfuir sans être inquiétées ; jeunes filles aux vêtemens de couleur voyante, aux joues rouges de fard, avec des touffes de fleurs encore piquées dans les cheveux ; les unes et les autres, surprises, effarées et comme brusquement éveillées par un horrible cauchemar, — ayant été tenues jusqu’au dernier moment, selon l’usage des Chinois, dans l’ignorance complète, au fond du gynécée où elles vivent confinées, des malheurs dont elles étaient menacées, comme elles sont d’ordinaire tenues éloignées de tous les bruits de la vie publique ; — des serviteurs accompagnant leurs maîtres et chargés d’énormes ballots dans lesquels ont été pêle-mêle entassés à la hâte, les objets les plus précieux ; des malades, de pauvres infirmes que des coolies emportent sur des brouettes chinoises, des loqueteux, des miséreux ; en un mot c’est le défilé, dans le plus lamentable désarroi, de toute une population affolée, de la classe riche comme de la pouillerie d’une grande cité chinoise.

Tout ce monde se hâte, se presse, se bouscule, se dépasse, sans souci des règles protocolaires que, seule, une catastrophe publique est susceptible de faire ainsi oublier : quelques-uns, les plus hardis, jettent furtivement, de temps à autre, en s’éloignant, un regard en arrière vers Tong-Tchéou, que, dans leur imagination, ils voient déjà livrée aux flammes et réduite en cendres.