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égard tout le monde est unanime ; mais il y a là une question de convenance académique que je dois remettre à votre jugement. Quoi qu’il en soit, si, grâce à vous, je réussis, M. Vitet et M. Saint-Marc Girardin sont deux hommes dont il est agréable de faire l’éloge ; seulement, pour M. Saint-Marc Girardin, j’ai les matériaux sans consulter personne ; pour M. Vitet, je serai obligé de vous les demander.

Vous êtes mille fois bon de souhaiter que Chatenay soit plus près du Val-Richer ; pour moi, j’en aurais grand besoin, surtout à présent. J’ai achevé presque toutes mes lectures sur la Révolution française ; je serais bien heureux d’en soumettre les conclusions à un politique qui a pratiqué. Ce qu’il y a de plus étonnant, à mon sens, c’est l’idée qu’on se faisait alors de l’homme et de la société ; elle est d’une fausseté prodigieuse, et de plus en parfait désaccord avec ce qu’enseignaient les premiers esprits du temps, Voltaire, Montesquieu, Buffon. On admet que l’homme en soi, l’homme abstrait, l’homme primitif et naturel est essentiellement bon et surtout raisonnable ; là-dessus on fabrique une idylle. En général cette conclusion passe pour être une conséquence rigoureuse de la philosophie du XVIIIe siècle ; tout ce que je puis dire, c’est que la raison, même laïque et purement laïque, ne l’accepte pas. Du moins la science, dès qu’elle est précise et solide, cesse d’être révolutionnaire, et même devient antirévolutionnaire. La zoologie nous montre que l’homme a des canines ; prenons garde de réveiller en lui l’instinct carnassier et féroce. La psychologie nous montre que la raison dans l’homme a pour supports les mots et les images ; prenons garde de provoquer en lui l’halluciné et le fou. L’économie politique nous montre qu’il y a toujours disproportion entre la population et les subsistances, n’oublions jamais que, même pendant la prospérité et la paix, le struggle for life persiste, et prenons garde de l’exaspérer en augmentant les défiances réciproques des concurrens. L’histoire montre que les États, les gouvernemens, les religions, les Eglises, toutes les grandes institutions sont les seuls moyens par lesquels l’homme animal et sauvage acquiert sa petite part de raison et de justice ; prenons garde de détruire la fleur en tranchant la racine. Bref, il me semble que la science laïque conduit à l’esprit de prudence et de conservation, non à l’esprit de révolution et de renversement ; il lui suffit pour cela de nous faire voir la complication et la délicatesse du corps