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vertu. L’artiste n’a pour but que de produire le beau, le savant lia pour but que de trouver le vrai. Les changer en prédicateurs, c’est les détruire. Il n’y a plus ni science, ni art, dès que l’art et la science deviennent des instrumens de pédagogie et de gouvernement. Voilà pourquoi vous me voyez si mal disposé contre les littératures qui s’érigent en institutrices et contre les philosophies qui s’érigent en gardiennes de l’ordre public. Je suis choqué de voir des romans parens des histoires de miss Edgeworth, des Lettres édifiantes, de la Morale en action et des beaux traits des chiens fidèles et célèbres ; et il me semble que M. Cousin ferait mieux de ne pas se poser en gendarme intellectuel. La gendarmerie n’est bonne que dans les casernes, et quand je le lis, je crois entendre le plaidoyer suivant d’un procureur général :


« Messieurs les jurés,

« L’accusé qui est devant vous est convaincu par des témoignages irrécusables et par son propre aveu d’avoir assassiné et volé son ami. Il semble donc que je devrais arrêter ici mon discours, et vous laisser prononcer la sentence que l’évidence vous impose et le châtiment que la loi lui a réservé. Il n’en sera pas ainsi. Mon devoir est de vous faire remarquer le caractère scientifique du meurtre que je dénonce et les dispositions d’artiste du meurtrier que j’accuse. Ce meurtre, messieurs les jurés, a été commis avec un poignard triangulaire, aiguisé exprès le matin même, selon toutes les règles de la science, avec un soin dont un chirurgien serait jaloux. Il a été enfoncé dans le ventricule gauche du cœur, place qui, comme chacun sait, est la plus favorable. Il a traversé ce ventricule de part en part, ouvrant au sang un double écoulement et à la mort une double route. Le poignard était si aigu et le coup si sûr, que l’épanchement s’est fait à l’intérieur et que la victime n’a pas poussé un cri. Vous voyez, messieurs, que la Société de chirurgie protesterait tout entière si vous osiez condamner l’auteur d’une opération si parfaite. — D’autre part, regardez l’accusé. Cette noble tête, cette fière assurance, ce corps si agile, offrent un digne modèle à nos sculpteurs. Il n’a pas témoigné un seul remords. Avant l’action, il n’a pas ressenti une minute d’hésitation. Comme cet homme était depuis dix ans son ami, il a conclu avec une logique parfaite, mais malheureusement démentie par