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dont la solution, quelle qu’elle soit, ne saurait modifier la situation dans le monde de l’un ni de l’autre pays, ne sont-ils pas eux aussi des questions purement matérielles, qui doivent être traitées au strict point de vue des intérêts ? Et l’avantage même que procurerait à l’un des deux peuples une solution de ces litiges entièrement conforme à ses désirs est-il comparable à la perte qu’il subirait, s’il s’aliénait définitivement l’amitié de l’autre ?

Tout cela ne signifie pas que nous devions, pour nous entendre avec l’Angleterre, renoncer à soutenir les droits que nous croyons avoir dans les affaires coloniales encore en discussion, ni changer les bases essentielles de notre politique extérieure. Mais, puisqu’on l’état actuel de l’Europe, la Triple Alliance est, paraît-il, compatible avec de bonnes relations entre la France et l’Italie, puisque l’alliance franco-russe s’accommode de rapports, que nous n’hésiterons pas à qualifier de cordiaux et que les diplomates du tsar ne cherchent nullement à dissimuler, entre la Russie et l’Allemagne, pourquoi cette même alliance franco-russe s’opposerait-elle à une bonne entente entre la France et l’Angleterre ? Nicolas II, lui-même, a montré qu’il ne le pensait pas. Et quant à nos intérêts coloniaux, défendons-les avec énergie, mais en hommes sages et prévoyans, qui ne devons pas oublier que l’Angleterre est le meilleur client de nos industriels et de nos agriculteurs ; qu’elle leur offre un immense et croissant marché, encore insuffisamment exploité ; qu’une paix durable et des relations cordiales développeront pour notre plus grand profit nos affaires avec elle, alors que de mauvais rapports politiques pourraient les compromettre et les réduire. Sachons écouter notre intérêt matériel, lorsqu’il est compatible avec notre honneur, notre prestige et notre grandeur morale, et qu’il s’accorde, par surcroît, avec le bien de l’humanité et de la civilisation.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.