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pour observer les caractères, et voir jouer les mannequins, semblable à un naturaliste qui aime le spectacle de la vie parce qu’elle lui fournit des sujets à expérimenter.

Je dois être professeur de philosophie : j’ai pris le métier de professeur et celui-là en particulier, parce que, tout compte fait, c’était celui qui m’enlevait le moins de ma liberté, et me donnait le plus de moyens possible pour lire et penser. J’ai réfléchi et appris beaucoup ; tout ce que je souhaite, c’est de réfléchir et d’apprendre davantage. Je trouve que les idées sont des maîtresses d’une beauté immortelle et d’une puissance souveraine, je leur dois beaucoup déjà pour le bonheur et le calme d’esprit qu’elles m’ont donné, et je ne vois rien qui convienne mieux à ma raison et à mes désirs que de me donner tout entier à leur service ; j’arrange ma vie en conséquence. Toute mon ambition consiste, après les avoir trouvées moi-même, à les répandre selon mon pouvoir.

Ce dont je m’occupe principalement en philosophie, c’est de ce qu’on appelle métaphysique. Non que je méprise l’expérience. J’ai beaucoup étudié l’histoire, ces deux années, et je me propose d’en employer cinq ou six, au sortir de l’Ecole, à apprendre les sciences naturelles et mathématiques. Quand on m’aura envoyé à Quimper-Corentin ou à Carpentras, je ne trouverai rien de mieux à faire. Je sens de jour en jour qu’il faut se suffire à soi-même, et avoir le moins besoin qu’il se peut de secours étrangers. Il n’y a qu’une chose dont on n’ait jamais trop. Ce sont les amis.

Je ne suis pas chrétien, tu le sais. Je ne suis devenu ni socialiste, ni réactionnaire. Je ne me suis guère occupé de politique et, d’après ce que j’en ai vu, je ne souhaite la victoire d’aucun des deux partis. Je laisse de côté la question de savoir quel est le meilleur ; je ne sais lequel j’aimerais mieux au pouvoir, M. Proudhon ou M. de Montalembert. Je regarde seulement les faits ; et, d’après l’histoire et la philosophie, il me semble que, par une fatalité irrésistible, le parti démocratique marche au pouvoir. En 1760, on pouvait craindre des faits terribles, la terreur, l’échafaud en permanence : mais le mouvement était commencé, et la vieille machine devait se briser. Les politiques ne pouvaient qu’adoucir le choc. De même aujourd’hui.

Je suis de même caractère qu’autrefois, plus tranquille peut-être, et plus maître de moi. A force d’étudier les causes, et de