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bien reprendre le chemin par où l’on est venu, redescendre échelon par échelon les effroyables escaliers de l’Iran, se replonger au fond de tous les gouffres où l’on ne peut cheminer que la nuit, dans la chaleur toujours croissante, jusqu’à l’étuve d’en bas qui est le Golfe Persique, et puis retraverser les sables brûlans pour atteindre Bender-Bouchir, la ville d’exil et de fièvre, d’où quelque paquebot vous ramènerait aux Indes ? Les deux routes sont pénibles et longues. Vraiment on se sent perdu dans cette Chiraz, qui est perchée plus haut que les cimes de nos Pyrénées, — et qu’enveloppe à cette heure une nuit limpide, mais une nuit tellement silencieuse et froide...

De cette ville où tout est muré, je n’ai encore pour ainsi dire rien vu, et je me demande si pendant un séjour prolongé j’en verrai davantage ; j’y suis entré un peu à la manière de ces chevaliers de légende, que l’on amenait dans des palais par des souterrains, un bandeau sur les yeux.

Au caravansérail, ce matin, Hadji-Abbas, le prévôt des marchands, averti par ma lettre, s’est hâté de venir. Quelques notables l’accompagnaient, tous gens cérémonieux et de belles manières, en longue robe, grosses lunettes rondes et très haut bonnet d’astrakan. On s’est assis dehors, devant ma niche obscure, sur ma terrasse envahie par l’herbe et fleurie de coquelicots. Après beaucoup de complimens en langue turque, la conversation s’est engagée sur les difficultés du voyage : « Hélas ! — m’ont-ils dit, un peu narquois, — nous n’avons pas encore vos chemins de fer ! » Et, comme je les en félicitais, j’ai vu à leur sourire combien nous étions du même avis sur les bienfaits de cette invention... Des rideaux de peupliers et d’arbres fruitiers tout fleuris nous masquaient la ville, dont rien ne se devinait encore ; mais on apercevait des vergers, des foins, des blés verts, un coin de cette plaine heureuse de Chiraz, qui communique à peine avec le reste du monde et où la vie est demeurée telle qu’il y a mille ans. Des oiseaux, sur toutes les branches, chantaient la gaie chanson des nids. En bas, dans la cour où nos bêtes se reposaient, des muletiers, des garçons du peuple, l’air calme et sain, les joues dorées de grand air, fumaient nonchalamment au soleil, comme des gens qui ont le temps de vivre, ou bien jouaient aux boules, et on entendait leurs éclats de rire. Et je comparais avec les abords noircis de nos grandes villes, nos gares, nos usines, nos coups de sifflet et nos bruits de ferraille ;