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éclairs, ils laissent des sillages qui persistent, et parfois on croit entendre un bruit de fusée quand ils passent.

De tant de lieux traversés en pleine nuit, et que jamais on ne revoit le lendemain, que jamais on ne peut vérifier à la clarté du jour, pas un ne ressemblait à celui-ci ; nous n’avions point rencontré encore cette sorte de paix, cette forme de mystère... La majesté de ces grands arbres que n’agite aucun souffle, cette vallée qui ne finit pas, cette transparence bleuâtre des ténèbres, peu à peu suggèrent à l’imagination un rêve du paganisme grec : le séjour des Ombres bienheureuses devait être ainsi ; à mesure que l’heure passe, les Champs Elyséens s’évoquent de plus en plus, les bocages souverainement tranquilles où dialoguaient les morts...

Mais, à minuit, le charme brusquement tombe ; une nouvelle tourmente de rochers nous barre le chemin ; une petite lumière, qui s’aperçoit à peine tout en haut, indique le caravansérail qu’il s’agit d’atteindre, et il faut recommencer une folle grimpade, au milieu du fracas des pierres qui s’écrasent, se désagrègent et roulent ; il faut endurer encore toutes les secousses, tous les heurts sur nos bêtes infatigables, qui butent à chaque pas, glissent parfois des quatre pieds ensemble, mais en somme ne tombent guère.

Monter, toujours monter ! Depuis le départ, nous avons dû, par intervalles, redescendre aussi, sans nous en apercevoir, car, autrement, nous serions bien à cinq ou six mille mètres d’altitude, et j’estime que nous sommes à trois mille au plus.

Le gîte, cette nuit, s’appelle Myan-Kotal ; ce n’est point un village, mais une forteresse, perchée en nid d’aigle sur les cimes au milieu des solitudes ; pour les voyageurs et leurs montures, un abri solide contre les brigands, entre d’épaisses murailles, mais rien de plus.

Dans l’enceinte crénelée, où nous pénétrons par une porte qui aussitôt se referme, chevaux, mulets, chameaux, sacs de caravane, gisent confondus, à tout touche. Et, de ces niches en terre battue qui sont les chambres des caravansérails, une seule reste libre ; cette fois, il faudra dormir avec nos gens ; pas même la place d’y dresser nos lits de sangle ; d’ailleurs, ça nous est égal, mais vite nous allonger n’importe où ; un ballot sous la tête, une couverture, car l’air est glacé, et pêle-mêle, avec Ali, avec Abbas, avec nos domestiques persans, dans une promiscuité