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matin plus près du pôle fascinant. Oh ! le délicieux quart d’heure que celui qui suit le réveil, et que l’on a de peine à s’arracher à la douce chaleur de la couchette pour aller subir dehors la rudesse d’une matinée polaire !

Et pourtant il nous faut, le 12 août, à 5 heures du matin, nous rendre à l’appel du clairon, car nous avons atteint l’île des Ours (Beeren Eiland), qui surgit entre le 74e et le 75e degré. Malheureusement, cette île ne se montre presque jamais au navigateur, et ceux qui d’aventure ont pu y aborder la dépeignent comme presque inaccessible. C’est une de ces îles énigmatiques dans l’existence desquelles il faut avoir foi sur de simples récits. Le capitaine nous affirme que nous sommes en face de l’île, et nous l’en croyons sur parole, car elle est parfaitement invisible : les brumes qui l’enveloppent presque éternellement sont produites par la condensation résultant du contact des courans du Sud et du Nord, au point de rencontre desquels elle est précisément située.

C’est dans le voisinage de l’île des Ours que se produit un gros événement : au bruit de la sirène, qui retentit chaque fois qu’un aliment s’offre à la curiosité des passagers de l’Oihonna, tout le monde se précipite sur le pont ; l’événement est l’apparition d’un groupe de baleines qui se livrent à leurs lourds ébats ; leur dos monstrueux, surmonté d’une sorte d’aileron, émerge de temps à autre lorsqu’elles viennent respirer à la surface entre deux plongeons : elles s’aventurent sans crainte tout près du navire, si près que nous les entendons souffler comme des soufflets de forge. De très loin, elles s’annoncent par les jets d’eau qu’elles lancent par leurs évens, non pas un jet épais tel que celui que représentent les dessins fantaisistes des anciens voyageurs, mais une gerbe légère qui se dissipe aussitôt, assez semblable au nuage de fumée que produirait un coup de feu. Ce sont ces jets d’eau qui causent leur perte en signalant leur présence à de grandes distances. Elles abondent en ces parages, et toute la journée nous les rencontrons voyageant, selon leur habitude, non pas isolément, mais en famille, le mâle et la femelle suivis des baleineaux. Nous apercevons aussi, mais moins nombreux que les baleines, des phoques qui s’approchent curieusement, sortant de l’eau leur grosse tête à moustache et braquant sur nous des yeux presque humains.

La mer s’est apaisée. C’est toujours une mer grise, une mer