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Dimanche 3 novembre 1901. — Dans l’Archipel Grec.

Avant de se séparer des contre-torpilleurs, l’amiral leur a signalé : « Rendez-vous à dix milles au sud de l’île de Milo, le dimanche 3 novembre à quatre heures du soir. »

Il est huit heures du soir. Depuis midi nous croisons sur le parallèle du rendez-vous, entre les méridiens extrêmes de l’île de Milo. A toute petite vitesse, nous allons tantôt vers l’Est, tantôt vers l’Ouest, défaisant sans cesse, infatigable Pénélope, le chemin parcouru. Vers l’Ouest, dans la direction de Cérigo, l’ancienne Cythère, sont braquées toutes les longues-vues et toutes les lorgnettes de notre escadre. Nous n’avons pas le fol espoir d’apercevoir Cythère, et encore moins la divine Aphrodite et ses aimables compagnes qui — entre parenthèses, — avaient eu bien mauvais goût à s’installer sur ce rocher désolé, triste et nu. Mais c’est par là que viendront le Linois, l’Espingole et l’Épée, qui occupent nos pensées.

Ce sont des bâtimens très marins, bien commandés, et nos craintes ne vont pas jusqu’à nous faire redouter une catastrophe ; leur retard pourtant nous étonne et nous inquiète un peu. L’un d’eux sans doute a subi des avaries. Peut-être, avec les tempêtes qui sillonnent en cette saison la Méditerranée, ont-ils tous été obligés de se réfugier dans un port italien ? C’est probable ; sinon, ils nous auraient rallié déjà, car leur marche est rapide, tandis que nous, depuis les Bouches, nous avons adopté l’allure très modérée que prendraient des « autos » circulant en plein boulevard.

Pendant deux heures seulement, nous « avons fait de la vitesse : » c’était au détroit de Messine, que nous avons eu la bonne fortune, — si l’on peut appeler cela une bonne fortune, — de franchir dans la nuit noire au milieu d’une nouvelle tempête de grêle et de vent qui a dissimulé nos formes, et par suite notre nationalité, sans doute même notre présence.

Décidément, nous avons été favorisés dans nos projets : dans le détroit formé par la Grèce et par l’île de Cérigo, encore un coup de vent, de la grêle toujours, de violens coups de tonnerre qui ont dû épouvanter le moine-guetteur du cap Saint-Ange et le tenir enclos dans sa grotte. Maintenant, au sud de l’Archipel, loin de la route habituelle des navires, nous croisons, nous attendons, nous regardons, et, comme sœur Anne, nous ne voyons rien venir.