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fers. Le vent siffle assourdissant. Jusqu’à la passerelle supérieure la mer jaillit, heurtant les poitrines, obscurcissant les yeux ; en cascades elle retombe sur le pont, pénétrant dans l’intérieur par les moindres fissures.

Les lourds canons, de leurs masses ébranlées, menacent de rompre leurs liens : les canonniers, haletans malgré le froid, à grand’peine les assujettissent.

Le maître d’équipage et le maître charpentier, avec une escouade de gabiers et de charpentiers, parcourent le navire sous la direction du capitaine de frégate, pour consolider toutes choses. Dans les chambres, au carré, chez le commandant, les chaises roulent et se brisent, les tables se renversent, des livres et de menus objets tombent des étagères et s’éparpillent ; des portes battent, des assiettes et des verres s’écrasent...

A six heures, le Linois et les contre-torpilleurs placés sur notre gauche illuminent soudain la nuit de leurs signaux éclatans : rouges fusées qui mettent sur la nue des étoiles fugitives. Ce n’est pas le signal de détresse, mais c’est l’aveu de l’impuissance des contre-torpilleurs à nous suivre plus longtemps. Ces feux et ces fusées signifient en effet : « L’Espingole et l’Epée demandent l’autorisation de diminuer de vitesse et de prendre la route la plus favorable à leur sécurité. »

Aussitôt, c’est le Pothuau qui s’éclaire à son tour ; c’est toute la ligne qui s’éclaire successivement, car chaque navire doit répéter les signaux quand on est en ligne.

Tous ces feux disent aux petits bâtimens qui crient grâce :

« Accordé. Ordre au Linois de rester avec les torpilleurs pour les escorter. Rendez-vous à dix milles au sud de Milo, le dimanche 3 novembre à quatre heures du soir. »

Puis tout s’éteint, et, suivi des croiseurs et des cuirassés, l’amiral poursuit sa course rapide.

A onze heures, la mer se calme un peu. Encore invisible, déjà la Corse nous protège.

A minuit, au moment où je rends le quart à de Lancy, aucun phare n’apparaît...

Je descends dans ma chambre. L’aspect en est lamentable. Des vêtemens, des chaussures, des livres, des photographies, gisent pêle-mêle sur le plancher couvert d’eau ; un flacon de parfum s’est brisé ; mon encrier s’est renversé. C’est peu de chose, et c’est navrant.