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savoir pour combien de temps, partis même, — ce qui peut sembler étrange, — sans savoir exactement où nous allons.

Nous avons adroitement interrogé le commandant. Il n’a pas pu nous répondre. Il n’en sait pas plus long que le dernier de ses matelots.

Hier au soir, en mer, quand il a connu, en même temps que nous, une partie de la vérité, il s’est écrié en riant, avec une surprise qui n’était pas feinte :

— Bravo ! Le tour est bien joué, par exemple !

Au carré pourtant, et dans l’équipage, plusieurs ne peuvent pas s’empêcher de le trouver moins drôle, ce « tour-là » : Fournier, par exemple, dont la femme doit accoucher prochainement ; Noguay, qui, changeant comme les flots, rêvait d’épouser maintenant une jeune cousine ; et tant d’autres dont les petits intérêts sont lésés, les projets brisés.

Au fond, chacun est enchanté de la mission entrevue. Mais c’est la « manière » qui déplaît à quelques-uns.

Voici comment il a été joué, « le tour » :

Hier matin, 30 octobre, à huit heures et demie très exactement, ainsi qu’il était convenu, l’escadre entière a appareillé, à l’exception de trois ou quatre unités qui sont au bassin à sec dans l’arsenal.

Sitôt les passes franchies, elle a été rangée en deux colonnes : escadre lourde à droite, escadre légère à gauche. La route a d’abord été dirigée vers le Sud, afin de nous dégager des terres, et la vitesse réglée à 12 nœuds.

Puis, peu après, deux routes diamétralement opposées ont été signalées à chaque colonne : l’Ouest pour l’escadre lourde, l’Est pour l’escadre légère. Et, chaque navire, dans chaque escadre, se rangeant en ligne de front par une inverse conversion, chaque colonne s’est rapidement éloignée l’une de l’autre. Bientôt les coques des cuirassés, puis leurs cheminées, puis leurs mâts ont disparu à nos yeux sous l’horizon embrumé.

Alors, l’amiral Gaillard, commandant l’escadre légère, a ordonné à ses bâtimens de mettre entre eux une distance de 8 milles et de commencer leur tir dès qu’ils seraient à leurs postes.

Rivalisant de zèle, chaque commandant, par la route la plus courte, se rend le plus rapidement possible à la position as- signée, jette deux buts à l’eau, s’en éloigne, appelle l’équipage aux postes de combat et fait commencer le feu.